Qui aurait cru qu’une application ciblant principalement les jeunes, alimentée de courtes vidéos humoristiques, de danses et autres contenus divertissants, puisse devenir un enjeu au centre de nouvelles tensions internationales ? Avec TikTok, c’est une Chine fulgurante qui doit faire face à ses adversaires sur la scène mondiale, et en particulier à son principal rival depuis plusieurs années : les États-Unis.
Sortie en septembre 2016, l’application est la propriété de l’entreprise chinoise ByteDance. L’application TikTok en tant que telle, est inaccessible en Chine, elle est en réalité la version internationalisée de Douyin, seule application tolérée en Chine car respectant certaines règles de restriction en ligne en vigueur dans le pays. Symbole de la réussite technologique chinoise, TikTok a connu un immense succès, atteignant le milliard de téléchargements dès la fin de l’année 2019. L’application a notamment profité des périodes nouvelles de confinement pour gagner près d’un autre milliard de téléchargements, et ainsi faire grimper le nombre d’utilisateurs actifs en flèche de sorte à se placer à la septième position du classement des réseaux sociaux les plus utilisés au monde (selon le nombre d’utilisateurs actifs), juste derrière Instagram.
C’est au succès d’un réseau social dont les racines prennent pied en Chine, que les différents gouvernements réagissent. Les mesures prises par l’Inde, les États-Unis, ou encore l’Australie, ont fait d’une application de divertissement le miroir d’un nouvel enjeu géopolitique mondialisé.
Dans cet article, nous reviendrons sur les reproches faits à l’application dans le monde, puis sur les mesures de restriction prises par différentes nations, en se focalisant sur celles particulières des États-Unis, révélatrices d’une mutation dans la politique américaine, et de l’état de la démocratie dans le pays.
Que reproche-t-on à TikTok ?
L’application TikTok est soupçonnée d’espionnage par ses détracteurs. Le premier problème posé par l’application est sa gestion des données des utilisateurs issus des différents pays.
A l’origine de ces accusations, se trouve la loi chinoise qui oblige tout opérateur d’Internet à répondre à n’importe quelle demande des services de renseignement concernant ses données, tout en pouvant conserver secrets les échanges. Certains craignent que ces applications à succès deviennent une sorte de cheval de Troie : des espions invisibles et incorporels se glissant dans la poche des utilisateurs. Concernant cette fameuse question de la gestion des données, la crainte s’est en partie matérialisée en 2019 lorsque TikTok a payé une amende de 5,7 millions de dollars aux États-Unis pour avoir collecté illégalement les données personnelles d’utilisateurs mineurs à des fins publicitaires. Cependant, ByteDance se défend de toute accusation qui l’associe aux services de renseignement chinois.
C’est également l’algorithme de l’application qui est plus largement critiqué. Il est programmé pour collecter les données personnelles afin de proposer du contenu adapté à chaque utilisateur, selon ses goûts et son activité sur le réseau. Pourtant cet l’algorithme reste assez opaque dans sa conception et son fonctionnement effectif, et n’a pas été complètement dévoilé/explicité par l’entreprise ; il a notamment été accusé de servir de couverture à une sorte de censure alignée aux ambitions chinoises et à l’idéologie du parti au pouvoir. Aux sources de ce grief : l’absence de contenu relatif aux mouvements prodémocratie à Hong-Kong sur le réseau, ou encore le fait que certains groupes de population ne soient pas mis en avant/ suffisamment représentés. La transparence totale sur l’algorithme de l’application est l’une des principales revendications des pays du reste du monde.
TikTok : un reflet des tensions entourant la Chine
Du continent asiatique au continent américain, en passant par l’Afrique et l’Océanie, les tensions entourant le réseau social TikTok nous initient à la réalité d’une nouvelle forme de tension : le conflit technologique, indifférent aux distances et données matérielles.
L’Australie mène la vie dure à l’application chinoise. Le succès du réseau chinois dans le pays s’est accompagné d’une intensification des craintes quant à la sécurité nationale de la part de nombreux ressortissants et ministres nationaux. Le Ministère de la Défense australien a ainsi interdit l’application sur tous ses appareils, craignant l’utilisation des données du Ministère par Pékin. Une interdiction à échelle nationale pourrait même être envisagée à terme. Cette mesure radicale ne serait pas improbable, dans le pays qui a déjà interdit l’application WeChat, ainsi que l’utilisation des appareils Huawei dans son infrastructure 5G.
Mais c’est l’Inde qui aura mené les politiques les plus sévères envers TikTok. Dès avril 2020, les utilisateurs indiens peuvent constater que l’application n’est plus disponible sur les plateformes de téléchargement ; en juin de la même année, le gouvernement l’interdira complètement en même temps que 58 autres applications chinoises. Ce « grand ménage technologique » intervient peu de temps après les affrontements meurtriers entre les deux armées indienne et chinoise, sur la frontière himalayenne séparant les deux pays. Dans un contexte de montée des tensions entre les deux nations, l’interdiction de TikTok en Inde se transforme rapidement en arme utilisée contre la Chine, car cela fait perdre à l’application son premier marché : 159 millions d’utilisateurs et 660 millions de téléchargements en Inde. Invoquant la défense de sa souveraineté numérique, l’Inde utilise donc un moyen de pression économique et politique puissant contre son voisin.
En Égypte, l’application a aussi été la cible du gouvernement, condamnant le phénomène des « influenceurs » qui connaitrait grâce au réseau social une forme particulière de célébrité et popularité. Les autorités les accusent entre autres de propager « l’immoralité » et «d’inciter à la débauche». Plusieurs influenceurs et influenceuses ont été soumis.es à des interpellations, voire des peines pouvant aller jusqu’à trois ans de prison. Le prétexte de l’immoralité a aussi été avancé par le gouvernement pakistanais qui, en juillet 2020, a lancé un dernier avertissement à l’entreprise afin de supprimer tout contenu jugé « vulgaire » par rapport aux principes religieux très forts du pays. Plusieurs autres pays dans le monde, accuseraient même l’application de « diffuser de la pornographie ».
À contrario, l’interdiction de TikTok est parfois initiée par le gouvernement chinois à des fins politiques. C’est le cas de Hong Kong qui s’est vu retirer l’accès à l’application après l’adoption de la loi sur la sécurité nationale, qui réduit considérablement les libertés de la population chinoise. ByteDance a ainsi décidé de n’y laisser que la version chinoise de l’application, Douyin, respectant les exigences du parti communiste chinois et de la législation en place. L’interdiction de TikTok à Hong-Kong reflète un virage autoritaire pris par la Chine, dans l’ex-colonie britannique rétrocédée à la grande puissance il y a une vingtaine d’années.
États-Unis : TikTok en ligne de mire de la politique étrangère de Donald Trump sur le cas chinois
Téléchargée 123 millions de fois aux États-Unis, l’application chinoise connaît une grande popularité chez les jeunes Américains, ce qui pose tout de suite des problèmes de gestion des données et d’espionnage à l’administration Trump, peu après l’affaire Huawei aux Etats-Unis.
Pour des raisons de sécurité nationale, mais aussi électorales ou économiques, la guerre que mène le président américain au réseau social n’est pas le fruit du hasard.
Dès décembre 2019, l’application est interdite sur les smartphones militaires des soldats américains. La mesure s’est ensuite étendue à toute administration fédérale liée à la diplomatie et la sécurité du pays. La chasse à l’espion technologique chinois est lancée.
Le CFIUS, l’agence américaine qui analyse les investissements étrangers sous le prisme de la sécurité, est alors chargé d’enquêter sur TikTok.
Outre la collecte des données, certaines personnalités politiques craignent que l’application ne soit utilisée pour influencer l’élection présidentielle de novembre 2020. Les deux camps, démocrate et républicain, réagissent rapidement et recommandent à leurs responsables et équipes de campagne, de désinstaller TikTok. Joe Biden, le candidat démocrate à l’élection, va même jusqu’à interdire de l’utiliser sur tous les téléphones professionnels et privés des membres de son équipe de campagne.
La politique américaine se durcit dès le début de la période estivale avec l’annonce du secrétaire d’État américain Mike Pompeo, selon lequel le gouvernement américain pourrait envisager d’interdire les applications chinoises. Puis c’est au tour du président américain de frapper fort : Trump annonce l’interdiction de TikTok au début du mois d’août. Quelques jours plus tard, il change d’avis et lance un ultimatum à l’entreprise chinoise : il exige le rachat de TikTok par une entreprise américaine d’ici le 15 septembre. Les négociations sont déjà en cours entre Microsoft et ByteDance. Le président exige aussi qu’une partie de la transaction, estimée entre dix et trente milliards de dollars, revienne à l’État. Cependant, les revirements de situation entourant la vente de l’application sont loin d’être terminés ; le 24 août dernier, TikTok réagi en portant plainte contre l’administration Trump et le 27 août Kevin Mayer, le patron de l’application, démissionne en arguant que réaliser une telle transaction dénaturerait sa mission initiale.
Si la vente réussit, l’entreprise américaine Microsoft possèdera TikTok aux États-Unis mais aussi en Australie, ainsi que dans plusieurs autres pays proches. L’idée de l’administration Trump est donc d’américaniser TikTok : de rendre le plus étanche possible les deux systèmes, afin d’être souverain sur la question de la gestion et protection des données des utilisateurs américains, et de s’assurer de garder les données sur le territoire. Ces décisions s’inscrivent dans un projet politique assez large : Mike Pompeo a annoncé la mise en place d’un «assainissement» d’Internet dans le monde. La finalité serait la formation d’une sorte de coalition de « pays libres » partageant un Internet distinct de celui utilisé en Chine.
Les raisons de la politique américaine : enjeux sécuritaires ou économiques
La sévérité de la politique américaine envers TikTok prend comme prétexte la préservation de la sécurité nationale. En réalité, les principales réactions politiques faisant suite aux décrets pris par l’administration Trump pointent une toute autre raison : la volonté de forger une position dominante des États-Unis dans le domaine économique des nouvelles technologies, et notamment des réseaux sociaux, secteur en plein essor.
Ainsi, le quotidien national chinois Global Times dénonce «la chasse et le pillage de Tiktok par le gouvernement américain en concertation avec des entreprises high-tech américaines.». La pression exercée par les services diplomatiques américains sur leurs alliés, afin de les inciter à interdire l’application, conforte cette vision. La politique américaine à l’égard de TikTok prendrait donc source dans un désir de défense de l’hégémonie américaine en matière de réseaux sociaux. Selon Le Monde, Trump aurait pour motivation de ralentir la conquête technologique chinoise. En effet, la diplomatie américaine s’en était d’abord prise à l’entreprise Huawei, lors de son succès mondial la plaçant en seconde position sur le marché des smartphones, juste derrière Apple. Ainsi au printemps 2020, les smartphones Huawei se sont vus interdire l’utilisation d’Android ou encore des applications comme Facebook et Google, essentielles pour un utilisateur américain. TikTok, tout comme Huawei, se retrouve alors dans la position de celui qui se retrouve attaqué dans une guerre commerciale, de plus en plus rude entre les deux pays ; les mesures prises à l’encontre de l’application traduisent bien une forme de défiance américaine par rapport au succès technologique et économique chinois, et de l’impact de ces nouvelles applications aux Etats-Unis où elles deviennent particulièrement populaires et influentes.
TikTok : un enjeu de la présidentielle américaine
À l’approche de la présidentielle américaine, aucune décision politique ne tient du hasard. Beaucoup critiquent l’opportunisme politique de Donald Trump, qui surferai sur un sentiment croissant « anti-chinois » présent dans la sphère économique et culturelle aux États-Unis, et en particulier au sein de son électorat. Il entend montrer à sa base électorale qu’il défendra jusqu’au bout les intérêts des américains, notamment sur le plan très important aux Etats Unis, de la sécurité nationale et individuelle. Le grand sujet de politique étrangère au cœur de la campagne présidentielle n’est pour l’instant ni celui de l’Iran, ni celui de la Corée du Nord, mais bien la question chinoise. Trump se positionne donc de façon forte sur un sujet dont tout le monde parle, déterminant pour le scrutin de novembre.
De plus en interdisant TikTok, Trump censure une partie de ses détracteurs, très actifs sur l’application. En effet, le réseau social est devenu un lieu de critique du pouvoir de Trump, un forum politique qui bénéficie d’une grande influence chez les jeunes Américains. L’éditorialiste Anthony Bellanger, sur France Inter, en témoigne: «Donald Trump interdit un puissant outil d’information contre lui». L’application est crainte de l’administration Trump car elle prouve que, chez de nombreux jeunes Américains, l’humour est plus puissant que les discours, et qu’il peut participer à influencer une partie de l’opinion en sa défaveur.
La politique américaine envers TikTok : un repli de la démocratie et du libéralisme?
Pékin a immédiatement dénoncé une «intimidation pure et simple» ou encore «une diplomatie de la canonnière numérique», en référence à la période des guerres de l’Opium en Chine au 19ème siècle, durant lesquelles des bateaux de guerre étaient utilisés par les puissances occidentales contre le pays. Le gouvernement chinois se place dans son discours politique, et sa communication, en position de victime des Etats-Unis.
En réalité, la Chine tire un certain profit de la réaction très médiatique du président américain, car elle justifie sa propre politique de contrôle sur les réseaux sociaux en Chine, en l’imitant. Trump agit exactement comme la Chine qui interdit les applications américaines aux utilisateurs chinois pour cause de sécurité. Washington, qui se place en leader des pays porteurs des libertés individuelles et de la démocratie, se retrouve à utiliser les mêmes interdictions et arguments que son ennemi. Kavé Salamatian, professeur d’informatique à l’Université de Savoie Mont Blanc parle de «sinisation du discours occidental».
La politique américaine met ainsi à jour certaines dérives des démocraties occidentales, et permet à la Chine de gagner sur certains pans de la bataille idéologique amorcée. C’est ce que Pékin a bien compris : «ils mènent une manipulation et une répression politiques arbitraires, ce qui ne pourra déboucher que sur leur propre déclin moral et sur une atteinte à leur image», a déclaré Wang Webin, porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères. Aux États-Unis, on peut même se demander si le bannissement de TikTok est vraiment envisageable car il irait à l’encontre du premier amendement de la Constitution. En intervenant personnellement dans les affaires des géants du numérique, Trump agit aussi à l’encontre du libéralisme économique qu’il est censé incarner face à la Chine, ce que Wang Wenbin n’omet pas de souligner : «Cette vente forcée va à l’encontre des principes de l’économie de marché et des principes d’ouverture, de transparence et de non-discrimination de l’OMC.»
L’affaire TikTok constitue un pas de plus dans la guerre commerciale que se livrent les États-Unis et la Chine, au sein de son volet technologique. Si l’interdiction de TikTok est difficilement envisageable aux États-Unis, elle souligne les contradictions entre les politiques et les idées de son gouvernement. Le pays qui se pose en leader des démocraties et du libéralisme agit finalement de la même façon que son ennemi idéologique, en voulant affirmer son hégémonie numérique. On retrouve un reproche similaire d’un côté et de l’autre : que les entreprises du pays ennemi volent les données de ses utilisateurs au service du gouvernement et pour accroître la suprématie du pays. Dans sa tentative de contrer l’expansionnisme chinois et de défendre sa suprématie économique et technologique, Washington serait plutôt en train de se tirer une balle dans le pied.
Dans cette bataille technologique, les pays européens donnent l’impression de suivre passivement le géant américain. Pour y remédier, les gouvernements français et allemand viennent de lancer le projet Gaia X ayant pour objectif de créer un cloud européen qui stockerait les données numériques européennes. Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, pointe l’importance de l’autonomie numérique : «Nous ne sommes pas la Chine. Nous ne sommes pas les États-Unis.»
Sources et Ressources complémentaires:
- Sur la question de l’enjeu géopolitique : Morgane Russeil-Salvan, «Comment TikTok est devenu un enjeu géopolitique», We Demain, 04/08/20
- Sur la nouvelle question géopolitique des applications : Christophe Nourissier, «TikTok, ou la géopolitique des applis», La Revue Internationale, 05/08/20
- Sur la politique chinoise vis-à-vis de l’application : Fiona Moghaddam, «TikTok: « En réalité, les Chinois se frottent les mains! »», France Culture, 04/08/20
- Editorial à consulter sur ce nouveau genre de « guerre froide » numérique : «Trump contre TikTok, ou la guerre froide du Web», éditorial du Monde, 06/08/20
- Sur la politique chinoise vis-à-vis de l’application : «TikTok: la Chine dénonce la « diplomatie de la canonnière » des USA», Le Figaro, 17/08/20
- Sur le nouveau genre de « guerre froide » numérique : Nicolas Colin, «TikTok, otage de la guerre froide numérique entre Washington et Pékin», L’Obs, 11/08/2020
- Article sur la technologie chinoise : «De Huawei à TikTok: faut-il avoir peur de la technologie chinoise?», 28 minutes, Arte, 03/08/20
- Article revenant plus en détail sur les politiques de l’Inde et de l’Egypte vis-à-vis de l’application : Louis-Valentin Lopez, « États-Unis, Inde, Égypte: ces pays qui ont l’application TikTok dans le viseur», franceinter, 01/08/20