Berlin, capitale abritant 3,4 millions d’habitants, est une ville d’art et d’histoire. C’est un passé conflictuel et douloureux qui se dévoile aux yeux des passants et voyageurs dans l’urbanisme de la ville. En effet, la capitale allemande est un exemple en ce qui concerne la réhabilitation de l’espace selon un axe mémoriel. Berlin, ville aux musées, est en elle-même un musée urbain. Dans ses rues se dessine un musée de l’histoire berlinoise et allemande, mais aussi de l’histoire mondiale. Les événements parmi les plus marquants de l’histoire du XXe siècle y ont pris place et marquent l’espace.
Ce lien entre histoire et urbanisme a notamment été souligné par Marc Augé, auteur de l’ouvrage Un ethnologue sur les traces du mur de Berlin: «Les villes, les grandes villes, ont un rapport particulier à l’histoire. Celle-ci envahit leur espace par la commémoration, la célébration ostentatoire des victoires et des conquêtes. L’architecture suit l’histoire comme son ombre, même si les lieux de pouvoir se déplacent au gré des évolutions et des révolutions internes. L’histoire est aussi violence, et c’est souvent de plein fouet que l’espace des grandes villes en reçoit les coups. Elles portent la marque de ces blessures.». La brutalité d’un conflit est donc toujours visible dans un espace urbain et cette visibilité est aussi travaillée dans le cadre d’un devoir de mémoire.
Berlin, c’est l’histoire d’une ville qui s’est retrouvée placée au centre des attentions, au cœur de la Seconde Guerre Mondiale et de la Guerre Froide. L’image de Berlin a été remodelée à de nombreuses reprises au gré des régimes politiques et de leurs idéologies. Les rues ont vu leur nom changer, certains symboles ont été effacés, les grands ensembles ont remplacés les immeubles détruits. La ville entière est née des cendres de ces deux conflits. L’année 1990 marque un tournant pour Berlin avec le déclenchement d’un moment de réunification que l’on veut traduire dans l’espace et les nouvelles constructions. Aujourd’hui, c’est un réel travail de mémoire qui se dessine dans l’urbanisme de la ville et qui ambitionne de rendre hommage aux victimes de ces conflits, aussi bien humaines que culturelles.
Dans cette rubrique culturelle, nous nous concentrerons sur les deux périodes du nazisme et de la séparation de la ville, soit entre 1933 et 1990 et prendrons, pour chacune, trois exemples d’éléments mémoriels. Ce sont des reconstructions, pavés ou bâtiments qui, à la différence d’un musée, s’imposent sur le chemin de chaque passant et leur rappellent l’histoire au sein même de l’espace public.
Urbanisme mémoriel de la Seconde Guerre Mondiale
La Stolpersteine : trébucher sur l’histoire
À Berlin, c’est aussi sur le sol que se lit l’histoire. Les stolpersteine, littéralement les «pierres sur lesquelles on peut trébucher», sont des éléments mémoriaux marquant de l’espace berlinois. Posés à partir de 1992, ces petits cubes de dix centimètres sur dix surplombés d’une plaque en laiton sont issus de l’idée de l’artiste berlinois Gunter Demnig. Les pierres sont placées, parfois par dizaines, au pied des maisons des victimes de la cruauté nazie, qu’elles soient juives, tziganes, homosexuelles ou opposantes politique. Ces plaques d’or sur lesquelles sont gravées les noms des personnes déportées ou assassinées, ainsi que leur date de naissance et leur destin, humanisent l’histoire.
Elles personnifient chaque victime au sein de l’espace public en leur donnant un nom et une histoire propre, plutôt qu’un chiffre. Elles s’offrent à ceux qui osent regarder sous leurs pieds et se déploient dans toute la ville, particulièrement dans l’ancien quartier juif. Encore aujourd’hui, des stolpersteine sont posées par des associations, des descendants de victimes, des écoles ou autres. C’est un geste simple qui permet d’inscrire l’histoire dans l’espace urbain et de maintenir la flamme de l’hommage. On en retrouve désormais plus de 3 500 dans les rues berlinoises.
L’église du souvenir : rappeler les horreurs de la guerre
L’église du souvenir de l’empereur Guillaume Ier, datant de la fin du XIXème siècle, a été victime de plusieurs destructions et d’un bombardement aérien britannique pendant la Seconde Guerre Mondiale. La décision de ne pas reconstruire son clocher en ruine qui se dresse au milieu d’un carrefour très passant et animé rend compte d’une volonté de laisser la ville porter les traces de la violence du conflit et d’en conserver la mémoire dans l’espace public. Le clocher endommagé, passé de 113 à 71 mètres de hauteur, témoigne des horreurs et destructions de la guerre. L’église est devenue un mémorial dédié à la paix. Ainsi le lieu historique contraste avec les bâtiments modernes et centres commerciaux qui l’entourent, rappelant au passant que Berlin est une ville où l’histoire est toujours présente.
Des logements collectifs sur le bunker d’Hitler : honorer les victimes et les vivants, déconsidérer les tyrans
De nombreux bunkers ont été construits pendant la Seconde Guerre Mondiale. La plupart d’entre eux ont été détruits et d’autres peuvent être visités. Le bunker d’Hitler, dans lequel le dirigeant s’est suicidé, a été démoli et est actuellement situé sous un parking au bord de logements collectifs. L’utilisation de cet espace dont la mémoire est difficile peut être vue comme un symbole de régénération : une crèche se place au centre des logements et les enfants jouent sans se soucier du sombre passé qui semble à la fois si proche et dépassé par l’arrivée d’une nouvelle génération.
En réalité, difficile de savoir que l’on se trouve au dessus du bunker de l’un des dirigeants les plus sanguinaires de l’histoire. Seul un panneau au bord du parking de terre se dresse pour expliquer au passant tombant dessus par hasard l’ancien rôle d’un lieu dont la conversion s’est rapidement imposée. Le décalage est flagrant avec le mémorial des Juifs assassinés d’Europe qui se situe à seulement une centaine de mètres. Ce lieu de souvenir imposant comporte 2 711 colonnes s’étendant sur une surface de 19 073 m² avec un budget de 26 millions d’euros. C’est une géographie mémorielle qui entend honorer les victimes tout en enterrant définitivement les tyrans.
Urbanisme mémoriel de la Guerre Froide
Les pavés reconstituant le mur : symboliser un espace urbain réunifié
A partir du 13 août 1961, toute communication entre la partie est allemande et la partie ouest est rompue, Berlin sera coupée en deux pendant presque trente ans. Le mur fait aujourd’hui l’objet d’un désir de mémoire contradictoire. S’il attire et fascine des millions de visiteurs étrangers, il a toujours été perçu comme un élément sombre, presque honteux, de l’histoire de la ville par ses habitants.
C’est pourquoi il n’en reste aujourd’hui que quelques morceaux. La double rangée de pavés délimitant le tracé du mur sur la voie publique est ainsi moins marquante et violente qu’un véritable morceau de mur pour les Berlinois mais permet quand même de remplir ce devoir de mémoire. Les pavés sont là pour rappeler à chaque passant que, s’il peut franchir cette ligne aussi facilement aujourd’hui, celle-ci était pourtant indépassable et funeste dans un passé encore très proche. 32 panneaux d’information ponctuent le tracé et accompagnent tout un travail réalisé par le Sénat de Berlin pour conserver une mémoire du mur tout en exposant l’image d’une ville et d’un pays désormais réunifiés.
Des cerisiers à Berlin : remercier ses alliés internationaux
Chaque année, la Kischblütenfest – fête des cerisiers en fleurs – a lieu à Berlin. Cet événement est né de la solidarité des Japonais, qui ont répondu massivement présents à la collecte levée par la chaîne de télévision japonaise Asashi. Ce sont 140 millions de yens qui ont été récoltés, soit 9 000 arbres offerts en symbole de l’amitié germano-japonaise et en célébration de la réunification.
Le premier cerisier a été planté en novembre 1990 près du pont de Glienicke, connu sous le nom de pont des Espions car lieu d’échange des espions pendant la Guerre Froide. Deux allées importantes de cerisiers ont également été plantées sur la Bornholmer strasse, autre point de passage entre l’est et l’ouest et le premier ouvert au moment de la chute du mur.
Symboles de réunification et de coopération internationale, ces cerisiers font désormais partie du paysage berlinois et d’un urbanisme mémoriel.
Une coulée verte à la place du no man’s land : ramener la vie
Le no man’s land qui mesurait entre cinq et plusieurs centaines de mètres de largeur le long du mur côté RDA, et qui était devenu de plus en plus infranchissable au fil des années, a laissé place à de vastes espaces vides. Leur aménagement en parcs, aires de jeux, places et autres lieux de sociabilité témoigne d’une volonté de rendre leur humanité à des espaces souillés par la répression. Vies végétales et humaines y reprennent ainsi leurs droits. Elles remplacent les barbelés et autres pièges posés par les dirigeants de la République démocratique pour éviter la fuite de leur peuple vers l’est. Ces espaces participent également au rattachement des deux anciennes parties de Berlin. Le parc de la Puschkinallee, par exemple, s’étend sur l’ancien no man’s land et ne dévoile son histoire que par la présence de l’un des sept miradors restant sur les 302 bordant le mur pendant la Guerre Froide. De même, le Mauerpark, littéralement «Parc du mur», dans lequel on peut retrouver un morceau de ce dernier, est aujourd’hui un lieu de convivialité et de festivité accueillant marchés, biergarten et karaokés géants.
Bibliographie
- Helene Soubeyrand, Atlas mémoriel de Berlin, 17/10/2013
- Marc Augé, Un ethnologue sur les traces du mur de Berlin, 27/11/2009
- Site de la ville de Berlin