En pleine crise sanitaire mondiale, les États-Unis renforcent une fragilisation politique qui maintient le Venezuela dans une situation de blocage depuis plus d’un an.
L’un est élu, l’autre s’est autoproclamé ; l’un est soutenu par l’armée, l’autre par le peuple. L’un est chaviste, l’autre de centre-gauche.
Tout semble opposer Nicolas Maduro et Juan Guaido qui cohabitent difficilement depuis plus d’un an. Pourtant, tous les deux sont soutenus par des dizaines de pays extérieurs et aucun n’entend renoncer à son poste de président. Cet immobilisme politique dans un pays en crise économique et sociale depuis de nombreuses années inquiète sa population mais aussi les acteurs internationaux.
Alors que les pays se replient partout dans le monde, que les frontières se referment, que les populations se réunissent autour de leurs dirigeants pour faire face à la pandémie, Washington lance une nouvelle offensive diplomatique contre le Venezuela. Le 31 mars dernier, les États-Unis ont proposé la création d’un gouvernement d’union nationale réunissant chavistes et opposants pour préparer la tenue d’élections anticipées et libres. Ni Maduro ni Guaido ne pourraient en faire partie même si les États-Unis comptent bien sur la victoire de Guaido à l’issue de l’éventuel scrutin.
Cette proposition se place dans un contexte tendu entre les deux pays alors que les États-Unis ont lancé une opération de grande envergure contre le narcotrafic visant en particulier le dirigeant vénézuélien. Ce dernier déplore la politique étrangère américaine qui n’aurait d’autre finalité que d’apporter la guerre. En quoi le blocage politique vénézuélien a-t-il participé à détériorer les relations entre les deux pays jusqu’à utiliser le terme de guerre?
De la mort d’un président … à deux présidents
Loin est le temps, il y a 15 ans, où le Venezuela était le pays le plus riche d’Amérique latine grâce à ses réserves de pétrole. Hugo Chavez, alors président, acquiert une immense popularité en se servant de cette richesse pour financer des programmes sociaux. Lorsqu’il meurt en 2013, son ami et conseiller Maduro arrive au pouvoir en promettant la continuité de ces grandes mesures sociales. Cependant, cette promesse est vite rompue du fait de l’effondrement des prix du baril et le président perd le soutien du peuple. Le pays qui était en situation de rente pétrolière entre dans une crise politique, économique et sociale durable.
En 2015, les élections législatives hissent l’opposition au contrôle de l’Assemblée Nationale, institution immédiatement déclarée illégale par le tribunal supérieur de justice obéissant au pouvoir exécutif. Ce dernier met alors en place une assemblée nationale constituante pour contourner le pouvoir législatif après cette défaite. Cette configuration est toujours en vigueur aujourd’hui.
En 2018, Maduro est réélu pour six ans à l’issu d’un scrutin contesté par l’opposition, par une partie du peuple et par de nombreux pays. L’assemblée et son nouveau président Guaido l’avait également déclaré illégitime à l’issu d’un vote à portée symbolique. Les manifestations se multiplient dans tout le pays. Opposants et partisans de Maduro descendent dans les rues par milliers. L’opposition dénonce Maduro de ne pas respecter la constitution, de diriger en dictateur et d’être à l’origine de la faillite du pays et de la misère du peuple.
C’est dans ce contexte et dans l’objectif d’un retour de la démocratie, que Juan Guaido s’était autoproclamé président par intérim le 23 janvier 2019. Depuis, la situation politique n’a pas tellement évoluée et le peuple perd peu à peu confiance en la capacité du jeune leader à chasser Maduro du pouvoir. En témoigne l’érosion de la popularité de Guaido qui est passée de 63% à 39% entre janvier et décembre 2019 selon une enquête du cabinet Datanalisis. Il reste néanmoins le plus populaire des leaders d’opposition et dépasse de loin Maduro dont la popularité est tombée sous les 15%.
Entre ces aléas politiques, la crise économique et sociale continue au Venezuela où le PIB aurait chuté de 65% depuis 2013 et dont la banque centrale a reconnu une inflation de 9500% en 2019. La politique de Maduro, l’inflation, la rareté des denrées basiques et la violence ont déjà provoqué l’exil de 5 millions de personnes selon l’ONU soit 10% de la population du pays.
Deux présidents dont les soutiens internationaux rappellent une vieille opposition
Dès l’auto proclamation de Juan Guaido, la carte des soutiens internationaux des deux présidents se teint des couleurs de la Guerre Froide. Le jeune leader profite du soutien des États-Unis, du Canada, de la grande majorité des pays d’Amérique Latine et d’Europe soit une cinquantaine de pays. De son côté, Maduro est soutenu par leurs rivaux traditionnels, soit la Chine, la Russie, Cuba, la Turquie, l’Iran…
Si la Russie est aussi attachée à Maduro, c’est que son départ risquerait de mettre à mal les 17 milliards de dollars qu’elle a investi dans le pays depuis les années 2000, notamment dans l’industrie minière et pétrolière. Entre investissements, crédits, envoie d’experts pour enrayer la crise économique, la Russie refuse que les efforts entrepris pour aider son allié soient vains. Après l’autoproclamation de Guaido, elle dénonce l’ingérence américaine et exprime son soutien «aux autorités légitimes du Venezuela dans le contexte d’une crise politique intérieure exacerbée provoquée de l’extérieur.». Moscou accuse même les pays étrangers de pousser le Venezuela vers une guerre civile sanglante.
De son côté, l’acharnement des américains envers le Venezuela rappelle la vieille Doctrine Monroe, consacrant les pays d’Amérique Latine comme châsse gardée des États-Unis. De cette promesse de soutenir ces pays nouvellement indépendants dans l’accès à la démocratie jusqu’au soutien de dictatures pour contenir le communisme, la politique étrangère des États-Unis n’a finalement que peu changé. La situation actuelle au Venezuela représente l’échec de cette dernière, Trump ayant même envisagé une intervention militaire directe largement critiquée. En effet l’anti-américanisme porté par Chavez et par son successeur a laissé un goût amer dans la gorge de la diplomatie américaine.
À cela s’ajoute la question migratoire posée par la crise vénézuélienne et qui concerne tout le continent et en particulier les États-Unis. De plus, la dernière raison qui motive tout particulièrement Trump à régler la question vénézuélienne est l’élection présidentielle de 2020. Cela lui permettrait de gagner des voix et notamment celles de Floride, État qui peut basculer à chaque élection du côté républicain ou démocrate et dans lequel vit la plus grande communauté vénézuélienne du pays. Ce nouveau plan américain représente donc un ultimatum à Maduro et l’une des dernières cartes des États-Unis.
Les efforts du gouvernement pour écarter Juan Guaido
Si les membres du gouvernement prétendent n’avoir aucune crainte quant à Guaido qui n’aurait aucun pouvoir de jure, les efforts consacrés depuis un an pour l’écarter témoignent d’une réelle peur de son pouvoir de fait. Les incidents qui ont marqué la rentrée parlementaire en janvier ont dévoilé cette peur aux yeux du monde. Sur ces photos et vidéos devenues virales, on découvre le président par intérim escaladant les grilles du parlement, repoussé par les forces de l’ordre afin d’empêcher sa réélection certaine au poste de président de l’Assemblée Nationale. Ces scènes violentes sont devenues le symbole du chaos politique que connaît le pays.
Tandis que Guaido tentait en vain de franchir les grilles, un troisième homme politique en profitait pour se hisser au sommet de l’État. C’est Luis Parra, qui, dans le désordre le plus total, s’autoproclamait président de l’assemblée nationale au milieu des députés que les forces de l’ordre avaient laissés passer. Cette troisième figure politique se revendique de l’opposition mais est accusée de corruption et de s’être laissée soudoyer par le pouvoir. Alors, l’opposition, dénonçant un «coup d’État parlementaire» et a décidé de tenir séance ailleurs, de réélire Guaido et de le reconfirmer président par intérim. Son plan ayant échoué, le gouvernement accuse l’opposition et ses alliés internationaux de mentir et félicite l’élection de Luis Parra. Sa version est toute autre: Guaido ne se serait volontairement pas rendu à l’assemblée parce qu’il savait qu’il n’allait pas être réélu.
Tous les moyens sont bons pour freiner l’opposition. Les pannes d’électricité sont courantes au Venezuela mais s’introduisent opportunément dans l’hémicycle du parlement, par exemple au moment où Juan Guaido, après avoir une nouvelle fois bravé les forces de l’ordre pour entrer, allait prêter serment, deux jours après sa réélection mouvementée.
Comme pour narguer le gouvernement qui ne parvient pas à s’en débarrasser, Juan Guaido a effectué une tournée internationale en janvier- février auprès des chefs d’État de nombreux pays tels que les États-Unis, le Canada, la Colombie et plusieurs pays européens, assumant ses fonctions de président. L’objectif était de renforcer ses soutiens étrangers. Pour ce faire, il a bravé une interdiction de sortie du territoire émise par les autorités.
De plus, Guaido a été a visé par plusieurs tentatives d’assassinat dont il est impossible de prouver qu’elles soient directement liées au gouvernement. Fin février, il a été la cible de tirs lors d’une manifestation contre le président Maduro, qu’il attribue à des groupes paramilitaires partisans de ce dernier: «La dictature aurait pu me tuer, elle aurait pu m’assassiner aujourd’hui, sans aucun doute.»
Le plan américain est sorti le jour même où Guaido a été convoqué par la justice vénézuélienne pour tentative de coup d’État après la découverte, en Colombie, d’un arsenal d’armes qu’il aurait commandé. C’est ce qu’affirme Cliver Alcala, ancien militaire vénézuélien inscrit sur la liste noire de la justice américaine, qui assure avoir été chargé de faire entrer ces armes dans le pays afin d’assassiner de hauts dignitaires chavistes. Guaido a déjà annoncé qu’il ne comparaîtra pas devant le procureur face à une accusation qu’il considère montée de toutes pièces.
Barrages de CRS, tentatives d’assassinat, accusation de coup d’État, l’acharnement dont est victime le président autoproclamé témoigne donc de la menace qu’il représente pour le pouvoir en place.
Les États-Unis agressés déclarent la guerre?
On le sait, le Congrès des États-Unis ne vote la guerre que sous la demande du président lorsque le pays est agressé. Donald Trump aurait-il trouvé dans la lutte contre le narcotrafic le moyen de déclarer la guerre à deux problèmes anciens de politique étrangère: le trafic de drogue et Maduro?
Le fameux plan intervient trois jours après la mise à prix par Washington de Maduro pour 15 millions de dollars. Le président est accusé de narcotrafic et de soutien à des organisations terroristes, notamment en lien avec l’ancienne guérilla colombienne des FARC. Selon la justice américaine, il aurait lui-même dirigé un groupe mafieux, le «cartel des soleils» à l’origine de l’expédition de milliers de tonnes de drogue vers les États-Unis.
Plus qu’une simple accusation de narcoterrorisme, les États-Unis dénoncent une agression sur leur propre territoire. Le cartel des soleils aurait l’intention d’inonder les États-Unis de cocaïne pour nuire à la santé de la nation. Le procureur M. Berman assure que «Maduro a délibérément utilisé la cocaïne comme une arme.». Il semblerait que les États-Unis soient bien en train de se défendre suite à une agression sur leur sol.
Cette accusation s’insère dans la mise en place par Trump, en pleine pandémie, d’une vaste opération antidrogue en Amérique Latine avec pour principale cible le Venezuela. Celle-ci prend des allures de guerre lorsque sont envoyés des destroyers, navires de combat et avions de surveillance en renfort vers la partie de l’armée américaine basée dans cet espace. L’opération apparaît malvenue au moment où l’armée est active dans la lutte contre le virus ou confinée dans ses bases.
L’objectif est clair: déstabiliser un peu plus le pouvoir vénézuélien. Jusque là, les autorités américaines avaient misé sur une pression internationale et l’intensification des sanctions pour provoquer le départ volontaire de Maduro. Ils exécutent ainsi leur dernière solution: «Nous ne voulons pas vous traîner en justice, nous ne voulons pas vous persécuter, nous voulons que vous quittiez le pouvoir.» Selon Carlos Romero, chercheur en sciences politiques, le scénario rappelle l’intervention militaire de 1989 au Panama durant laquelle l’armée américaine était allée capturer le président Manuel Noriega, lui aussi accusé de trafic de drogue.
Maduro a réagit le 3 avril dans un communiqué rédigé en anglais, à destination du peuple américain. Il exprime d’abord sa solidarité envers les américains puis dénonce l’ampleur de cette opération destinée selon lui à déclencher un conflit sanglant et peut-être durable. Dans sa rhétorique, Maduro s’appuie sur les points les plus douloureux, sur les pires échecs de la politique étrangère américaine: «Je vous demande de tout cœur de ne pas laisser votre pays être entraîné dans une nouvelle guerre sans fin, un autre Vietnam, un autre Irak, mais cette fois près de chez vous». Le dirigeant accuse Trump de se tromper dans ses priorités, de ne pas se préoccuper de la santé de sa population tandis que la croissance de l’épidémie est exponentielle dans le pays. Il conclut: «Non à la guerre des États-Unis contre le Venezuela.». Si la guerre n’a pas été officiellement votée par le Congrès, cette opération est donc comprise comme telle par le gouvernement vénézuélien.
Le plan des américains: sortie de crise pour les uns, ingérence pour les autres
Le plan de transition des américains se base sur la restauration des pouvoirs de l’Assemblée nationale, la dissolution de l’Assemblée constituante, la libération des prisonniers politiques, l’abandon des poursuites judiciaires engagées contre plusieurs députés d’opposition, l’abandon du territoire par les forces étrangères présentes (Russie et Cuba), la désignation d’un nouveau conseil électoral, d’un nouveau tribunal suprême et d’un Conseil d’État de 5 membres. Ce gouvernement transitoire, présenté par Mike Pompeo comme un «cadre pour une transition démocratique», aurait pour vocation d’organiser des élections présidentielles et législatives dans un délai de 6 à 12 mois. Washington propose ce plan en échange de la levée des sanctions économiques qui frappent le pays depuis 2 ans.
Si ni Guaido, ni Maduro ne pourraient siéger dans cet éventuel Conseil d’État, Guaido resterait président de l’assemblée nationale et tout deux pourraient se présenter au scrutin présidentiel. Cependant les américains comptent bien sur la victoire de Guaido et celle de Maduro serait assombrie par son inculpation. Le secrétaire d’État américain ne s’en cache pas: «Nous avons toujours dit que Nicolas Maduro ne gouvernerait plus jamais le Venezuela». L’Union Européenne, de son côté, soutient le plan américain car le perçoit comme une solution pacifique.
Guaido a appelé Maduro à «accepter la proposition de la communauté internationale» mais le gouvernement de Caracas l’a rejetée, dénonçant l’ingérence des États-Unis. Le ministère des relations extérieures soutient: «Le Venezuela est un pays libre, souverain et démocratique, qui n’accepte pas et n’acceptera jamais aucune tutelle d’aucun gouvernement que ce soit». De son côté le ministre des relations extérieures, Jorge Arreaza, dénonce «un coup d’État» contre le Venezuela, «au moment où le monde affronte la plus terrible des pandémies.» Ce refus prévisible et évident pose la question du réel destinataire du plan américain. Celui-ci s’attache à présenter l’armée comme la clé de la sortie de crise et pourrait lui être adressé afin qu’elle abandonne son dirigeant.
Un président de trop dans un pays inquiet face à l’arrivée du virus
Si officiellement le pays ne compte encore qu’une centaine de cas confirmés et moins de 10 morts, le pays est très inquiet face à l’arrivée du Covid-19. Le système de santé est déjà dévasté par la crise économique: les hôpitaux sont mal équipés, les médicaments se font rares, les pannes d’électricité et d’eau sont récurrentes et 9,2 millions de personnes sont dans un état d’insécurité alimentaire modérée grave (chiffre du programme alimentaire mondial). Selon la commission d’experts constituée par l’Assemblée nationale, 93% des hôpitaux n’ont pas de savon et seuls 24% possèdent des masques. Le Global Security Index, qui classe les pays selon leur degré de préparation, a placé le Venezuela à la 176e place sur 195, entre Djibouti et le Burundi.
Dans ce contexte, l’opposition et la population sont divisées quant à l’accueil du plan américain. Un infirmier de l’hôpital de San Cristobal, près de la frontière colombienne, s’inquiète: «Je n’aurais jamais cru que j’allais dire ça, mais ce n’est pas le moment de renverser Nicolas Maduro. Le chaos politique serait la pire des situations pour affronter la tragédie sanitaire qui se met en place.» Le temps de pandémie demande des directives claires et unanimes.
Certains auraient aimé voir se mettre en place un gouvernement d’union nationale pour faire face à la crise, mais Maduro affirme contrôler la situation. Il a même inauguré la bataille contre le coronavirus par un défilé aérien pensé comme une démonstration de force dont on ne sait plus vraiment à qui elle est destinée. Cependant l’aide en urgence de 5 milliards de dollars demandée par le dirigeant vénézuélien au FMI a été refusée car la reconnaissance de son gouvernement pose problème entre les membres de l’instance internationale. De plus, on soupçonne le président de dissimuler le nombre réel de malades.
Certains dénoncent Maduro de profiter de la crise sanitaire pour renforcer sa pouvoir autoritaire. La répression s’est accrue et les arrestations de journalistes ou soignants critiquant la façon dont le gouvernement gère l’épidémie se sont multipliées. Le président à décrété l’État d’urgence nationale qui doit être temporaire selon la constitution, tout comme l’État d’exception qui permet pourtant à Maduro de gouverner par décrets depuis 2016. L’arrivée du virus n’inquiète donc pas seulement la population pour ses conséquences humaines mais aussi politiques.
Ce chaos politique renforcé par une nouvelle offensive diplomatique des États-Unis en pleine pandémie ne rassure donc pas les vénézuéliens. La spécialiste de la malnutrition Susana Raffalli résume «deux gouvernements, c’est trop pour gérer une crise comme celle du coronavirus».