Depuis la chute du colonel Mouammar Kadhafi en 2011, la Libye vit dans le chaos. Elle est devenue une base d’entrainement et de projection des djihadistes en Afrique et en Europe. Elle est le paradis des trafiquants d’humains et le point de départ des frêles embarcations de réfugiés voulant rejoindre l’Europe. L’ancienne Jamahiriya arabe libyenne est aujourd’hui au centre des préoccupations diplomatiques de l’Europe, mais surtout de la France et de l’Italie.
Le drame libyen trouve son origine dans la révolution de février 2011 suivant le contexte des contestations populaires du « Printemps arabe ». Les opérations militaires déclenchées par le président Sarkozy, soutenues en grande partie par les États-Unis et entérinées en mars 2011 par la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations Unies, menèrent au renversement du régime du colonel Kadhafi. Sur le plan militaire, l’opération fut un succès, sur le plan politique ce fut un véritable échec. La chute du colonel Kadhafi a précipité le pays dans la guerre civile. Les nouveaux acteurs politiques issus du Conseil National de Transition (CNT) – organe principal de la révolution de 2011 – sont dans l’incapacité de gérer l’État post-Kadhafi en raison de profondes divergences sur les futures questions politiques et sécuritaires. Enfin, l’effondrement du régime de Tripoli a été un facteur déstabilisant pour un Sahel confronté à la disparition d’un acteur dont l’influence dans la région était considérable[1]. En résultait, une année plus tard, la progression des forces djihadistes au Mali, la menace directe d’une chute de Bamako amena la France à interférer de nouveau dans les affaires sahéliennes.
La guerre civile libyenne : entre dislocation tribales, loi des milices et crise politique
La crise interne libyenne s’explique par plusieurs facteurs. D’abord, la Libye est dominée par une trentaine de tribus regroupant environ quatre millions de personnes sur les six millions que compte le pays[2]. Le système tribal y est très complexe et s’articule principalement autour des Warfallah à l’Est, des Megahra en Tripolitaine, des Kadhafa au centre et des Touaregs, une des plus importante tribu nomade du sud-est libyen. Kadhafi avait, en son temps, su habilement utiliser les tribus comme source de légitimité en nouant mariages et alliances entre les familles. L’intervention de l’OTAN puis la chute de Kadhafi ont totalement disloqué ces liens anciens qui existaient dans un paysage politique où chacun est plus fidèle à sa tribu qu’à son pays[3].
Ensuite, le chaos issu de la désintégration de l’État libyen a créé un véritable appel d’air pour les activités criminelles et djihadistes : attentats, enlèvement, trafic d’armes, de drogues et d’êtres humains sont devenus monnaie courante dans l’État post-Kadhafi. La faiblesse des forces de sécurité du pays laisse place aux lois des milices, on les estime à quelques centaines, composées de 250 000 hommes bien armés[4]. Leurs activités sont diverses, certaines tirent profit de la vente du pétrole (en contrôlant les raffineries), d’autres infiltrent les institutions, contrôlent les banques et aéroports et influent sur le pouvoir post-révolutionnaire qui tente vainement de se structurer. D’autres encore « louent » leurs services de sécurité à un gouvernement qui n’a pas d’autres choix que de s’appuyer sur elles pour pallier l’absence d’armée et de police[5].
Enfin, la bataille libyenne est aussi politique. Les dernières élections avant la révolution de 2011 remontaient à 1965. Le 7 juillet 2012 un parlement fut élu – le Congrès National Général (CNG) – mais d’emblée il parut impuissant face aux défis budgétaires, judiciaires et sécuritaires que traversait le pays : réorganisation de l’armée, démobilisation des milices, lutte contre les activités criminelles. Rajoutons à cela la difficile transition démocratique dans un pays dépourvu de tradition libérale, puis les divisions internes propres aux deux factions politiques qui émergèrent au parlement. En octobre 2013, le Premier ministre, Ali Zeidan, fut enlevé par des rebelles qui lui reprochaient d’avoir autorisé la capture d’un dirigeant d’Al-Qaïda par les États-Unis sur territoire libyen. Un Premier ministre par intérim fut désigné pour deux semaines, un mois après sa prise de pouvoir, il refusait de démissionner. Entre-temps, une nouvelle « Chambre des représentants » était élue le 25 juin 2014 à Tobrouk. Ce gouvernement dit de « Tobrouk » est soutenu par l’Armée Nationale Libyenne, l’ANL, dirigée par le maréchal Khalifa Haftar (loyaliste au régime de Kadhafi) véritable homme fort du pays.
C’était sans compter sur une solution onusienne. Le 17 décembre 2015, à Skhirat, au Maroc, des délégations issues des gouvernements rivaux avaient signé un accord politique censé arracher la Libye au chaos post-Kadhafi. En émergea un Gouvernement d’Accord National (GAN), dirigé par Faïez al-Sarraj, soutenu par l’ONU[6]. Malgré ce cercle vertueux, le terrain libyen est dominé par les forces de l’ANL du maréchal Haftar, le gouvernement Al-Sarraj – certes, soutenu par l’ONU – ne contrôle qu’une partie de la Tripolitaine et délègue la sécurité du territoire à des milices.
La question libyenne au cœur de la diplomatie macronienne ?
Depuis l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, la diplomatie française a fait du dossier libyen une véritable priorité. Pour Paris, « le statu quo est intenable car l’instabilité en Libye est une menace systémique pour l’Europe, l’Afrique du Nord et le Sahel[7] ». Pour la France, il émerge de cet imbroglio libyen deux dossiers à résoudre. Tout d’abord, la situation en Méditerranée, la Libye est directement liée au brûlant sujet de la migration. La France estime qu’entre un demi-million et 800 000 personnes attendent de rejoindre les côtes européennes. La France et l’Italie en première ligne, plus largement l’Europe, ont tout intérêt à obtenir au plus vite une stabilisation du pays[8].
Puis vient le dossier sahélien, dossier dans lequel Paris est engagé depuis le déploiement de la force Serval en 2012 (devenu Barkhane après fusion d’autres déploiements militaires au Sahel) dans une mission de lutte contre-terroriste. La déstabilisation de la Libye fut en partie responsable des évènements au Mali. Les djihadistes utilisent la base arrière – leur sanctuaire – libyenne pour mener des actions de plus grandes ampleurs en Afrique. L’ancien ministre de la Défense, Jean-Yves le Drian, déclarait en 2014 :
« Le sud libyen est une sorte de ‘hub’ où les groupes terroristes viennent s’approvisionner, y compris en armes, et se réorganiser. Leurs principaux chefs, l’émir Droughdal ou Mokhtar Belmokhtar, y transitent régulièrement. Au nord, les centres politiques et économiques du pays sont désormais menacés d’être contrôlés par ces djihadistes. Or la Libye est à la fois la porte de l’Europe et du Sahara. C’est aussi la zone de tous les trafics, à commencer par le trafic d’êtres humains dont le passage de la Méditerranée sur des embarcations de fortune finance massivement ces groupes[9] ».
Début 2018, la diplomatie macronienne s’est activée pour créer les conditions d’une sortie de crise. A l’initiative de la France, et sous l’égide de l’ONU, le Quai d’Orsay réussit à organiser une rencontre entre les deux « gouvernements » libyens, celui de M. Al-Sarraj (contrôlant une partie de la Tripolitaine) et celui du maréchal Haftar (contrôlant la Cyrénaïque et une partie du Fezzan). Ce succès diplomatique, pour tenter de stabiliser le pays sept ans après le chute de Mouammar Kadhafi, relève aux yeux du président d’une obligation morale après l’intervention de l’OTAN en 2011 : « Nous le devons au peuple libyen parce que, parfois, nous nous sommes substitués à sa souveraineté[10] ». Émergea de cette rencontre une feuille de route commune en vue d’élections générales prévues le 10 décembre 2018. L’objectif électoral était aussi la solution voulue par le chef de la mission de l’ONU en Libye, M. Ghassan Salamé ; il considère le processus électoral comme « un élément-clé de la stratégie de sortie de crise, une étape clé pour la réconciliation[11] ». Cependant, l’optimisme hâtif du président Macron pourrait bien se heurter à la réalité du terrain et notamment au scepticisme des différents acteurs. Al-Sarraj est affaibli après des combats entre milices et plusieurs attentats à Tripoli[12], il pense que ce n’est pas le moment opportun. Haftar, quant à lui, ne semble pas prêt à renoncer à sa posture d’homme fort et à son contrôle sur l’ANL.
Enfin, l’initiative française fait grincer les dents du côté de l’Italie, l’ancienne puissance coloniale en Libye est aujourd’hui en première ligne face aux migrants qui débarquent depuis les côtes libyennes. Au-delà de la question de résolution de la crise libyenne, l’Italie refuse de voir un pays de sa sphère d’influence historique échapper à son contrôle. L’ancienne puissance coloniale entretenait avec le régime de Kadhafi des liens très forts. Plusieurs accords furent passés sous le gouvernement de Silvio Berlusconi concernant la construction de pipelines et la gestion du flux de migrants. Aujourd’hui, le gouvernement italien de Giuseppe Conte est soutenu par Donald Trump en raison des proximités idéologiques quant aux questions de politique migratoire.
La solution électorale en Libye : réalité ou fantasme ?
La réunion de mai 2018 et l’accord sur le processus électoral qui en découle sont sans conteste un réel progrès dans la résolution de la guerre civile libyenne. Cependant, vouloir imposer une solution électorale libérale – avec son approche individualiste du « one man, one vote » – c’est ignorer la profondeur de la société libyenne. La première erreur du sommet a été d’écarter les tribus qui composent le tissu social du pays. Comme le note le chercheur à l’IEP de Lyon, Hocine Chougi, « la tribu (…) est un facteur important du système politique libyen qui est essentiellement basé sur des alliances tribales plus que sur des alliances politiques[13] ».
Deuxième erreur, avoir fait l’impasse sur le cas de Saïf al-Islam, le fils du colonel Kadhafi. Ce dernier est souvent présenté comme progressiste et modernisateur, il représente pour le peuple libyen l’héritier d’un régime stable. Comme l’explique un chercheur du ECFR[14], « de nombreuses tribus, comme les Warfallah, les Kadhafa et les Ferjani, ainsi que des villes, comme Bani Walid et Syrte, bénéficiaient des largesses du régime de Kadhafi. Saïf pourrait être vu comme le représentant de leurs intérêts[15] ». La question se pose quant à l’émergence de ce troisième homme comme solution à la crise libyenne, cependant son accession au pouvoir serait difficile à admettre pour les pays de l’OTAN qui ont menés la guerre contre son père. Mais après tout, n’est-ce pas aux Libyens de régler eux-mêmes leurs affaires ? De plus le fils de Kadhafi a officiellement déclaré être candidat aux futures élections libyennes[16]. Enfin, il refuse de discuter avec les Frères musulmans, les salafistes et les djihadistes qu’il tient pour responsables de la Révolution de 2011 (et de la mort de son père). D’un point de vue européen, il pourrait recréer l’unité libyenne tout en combattant le terrorisme.
Mi-novembre 2018, l’émissaire spécial de l’ONU pour la Libye, M. Ghassan Salamé, a annoncé que le calendrier politique prévoyant les élections libyennes le 10 décembre 2018 ne pouvait être tenu. Selon l’émissaire, « le processus électoral (…) devrait commencer au printemps 2019[17] ». Les raisons de ce report électoral sont imputées à la violence, aux combats entre milices qui règnent à Tripoli, le bon déroulement des élections ne peut se faire sans une ville qui abrite les institutions gouvernementales et 30% de la population libyenne. En février 2019, la Libye rentrera dans sa huitième année sans gouvernement véritablement national. M. Ghassan Salamé déclarait « les Libyens, eux, n’en peuvent plus de « ces petites manœuvres politiciennes » et de « l’aventurisme militaire » (…) 80 % des Libyens réclament des élections[18] ».
NOTES
[1]. BEN LAMMA Mohamed, « Face au chaos libyen, l’Europe se cherche encore », Fondation pour la Rechercher Stratégique, note n° 21/17, 14 décembre 2017, p. 2
[2]. DE CARA Jean-Yves, « La situation en Libye : analyse d’une double crise », Maghreb – Machrek, n° 223, 2015, p. 20
[3]. Id.
[4]. Ibid, p.21.
[5]. HAIMZADEH Patrick, « En Libye, ce n’est pas le chaos, c’est la guerre », Le Monde Diplomatique, avril 2015, p. 12-13
[6]. PFLIMLIN Édouard, « L’ONU soutient l’accord de paix et d’union en Libye », Le Monde, 24 décembre 2015
[7]. BOBIN Frédéric ; SEMO Marc, « Libye : la France organise un nouveau sommet de « sortie de crise » », Le Monde, 28 mai 2018
[8]. CRÉTOIS Jules, « Élections le 10 décembre en Libye : une date, de l’optimisme et encore beaucoup de questions », Jeune Afrique, 29 mai 2018
[9]. « La France doit « agir en Libye », selon Le Drian », Le Journal du dimanche, 8 septembre 2014
[10]. BOBIN Frédéric ; SEMO Marc, « A Paris, les Libyens s’accordent sur des élections en décembre », Le Monde, 30 mai 2018
[11]. Id.
[12]. BOBIN Frédéric, « En Libye, Tripoli bascule à nouveau dans les combats de milices », Le Monde, 2 septembre 2018
[13]. http://www.ism-france.org/analyses/La-composition-ethnique-des-tribus-libyennes-article-16702
[14]. European Council of Foreign Relations
[15]. GALTIER Mathieu, « Libye : Saïf al-Islam Kadhafi, le candidat fantôme », Jeune Afrique, 10 avril 2018
[16]. http://www.rfi.fr/afrique/20180319-libye-saif-al-islam-candidat-election-presidentielle-2018-tunis-aymen-bouras
[17]. VERDIER Marie, « 80 % des Libyens réclament des élections », La Croix, 9 novembre 2018
[18]. Id.
BIBLIOGRAPHIE
« La France doit « agir en Libye », selon Le Drian », Le Journal du dimanche, 8 septembre 2014
BEN LAMMA Mohamed, « Face au chaos libyen, l’Europe se cherche encore », Fondation pour la Rechercher Stratégique, note n° 21/17, 14 décembre 2017
BOBIN Frédéric ; SEMO Marc, « A Paris, les Libyens s’accordent sur des élections en décembre », Le Monde, 30 mai 2018
BOBIN Frédéric, « En Libye, Tripoli bascule à nouveau dans les combats de milices », Le Monde, 2 septembre 2018
CRÉTOIS Jules, « Élections le 10 décembre en Libye : une date, de l’optimisme et encore beaucoup de questions », Jeune Afrique, 29 mai 2018
DE CARA Jean-Yves, « La situation en Libye : analyse d’une double crise », Maghreb – Machrek, n° 223, 2015, p. 20
GALTIER Mathieu, « Libye : Saïf al-Islam Kadhafi, le candidat fantôme », Jeune Afrique, 10 avril 2018
HAIMZADEH Patrick, « En Libye, ce n’est pas le chaos, c’est la guerre », Le Monde Diplomatique, avril 2015
PFLIMLIN Édouard, « L’ONU soutient l’accord de paix et d’union en Libye », Le Monde, 24 décembre 2015
VERDIER Marie, « 80 % des Libyens réclament des élections », La Croix, 9 novembre 2018