Des œuvres qui traversent illégalement les frontières, des groupes qui profitent de l’instabilité des États pour piller leur richesse culturelle, des violences fondées sur la circulation d’objets précieux : le trafic d’œuvres d’art est l’un des marchés de l’économie grise les plus importants à l’échelle internationale et dont on parle peu.
Le trafic d’objets d’art et d’histoire est ancien mais il s’est mondialisé et a gagné en ampleur dans les trois dernières décennies. Les profits générés sont colossaux mais difficiles à estimer : il rapporterait entre 2 et 6 milliards de dollars par an. Il serait ainsi le troisième trafic mondial loin derrière le trafic d’armes et celui de stupéfiants, sans que ce classement ne soit certain du fait du manque d’informations.
Les pays et régions en guerre sont particulièrement touchés par ce trafic, qui participe à alimenter les violences en leur sein et à détruire leur patrimoine historique et culturel.
Les zones de conflit : épicentres du trafic d’œuvres d’art
Les zones instables et de conflits sont des espaces privilégiés de pillages de biens culturels et de sites archéologiques par les groupes criminels organisés. On parle d’ « antiquités du sang » dans le cas des objets provenant des zones de conflit. Les biens culturels peuvent constituer une cible des groupes terroristes ou criminels pour ce qu’ils représentent ou alors une source de revenu pour leur valeur.
L’un des exemples les plus tangibles de ce trafic macabre est le trafic d’œuvres d’art pratiqué par l’État islamique, le Front al-Nosra et d’autres groupes affiliés à Al-Qaïda à partir de la Syrie et de l’Irak. Entre 2015 et 2016, Daech avait mis en scène sa destruction de certains monuments de la cité archéologique de Palmyre, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, qu’il a pillée et occupée pendant 10 mois. Palmyre est devenue le symbole de ce trafic très lucratif pour le groupe terroriste : en 2016, il lui aurait déjà rapporté 30 millions de dollars. Cet argent lui permet d’acheter des armes et de financer d’autres actions. C’est pourquoi le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté la résolution 2199 en 2015 qui entend lutter contre le trafic d’antiquités venant de Syrie et d’Irak à l’aide de sanctions aux pays et personnes y tirant profit. Le directeur du Louvre, Jean-Luc Martinez, soulignait l’aspect très organisé de ce trafic par Daech : « Ce que nous connaissons objectivement c’est le pillage systématique. Il est conduit dans les territoires dominés par Daech. Il y a une véritable industrialisation de ces antiquités du sang, mais ce pillage, ce trafic existait avant Daech. On assiste simplement à une forme d’industrialisation. Daech se comporte comme un État qui donne le droit de piller. ».
À partir de ces espaces en guerre, les œuvres transitent entre les pays via d’autres groupes criminels parfois impliqués dans d’autres trafics comme ceux de la drogue ou d’êtres humains. Par exemple, un bien pillé en Syrie pourra passer par la Turquie, la Jordanie ou le Liban pour atteindre les marchés d’art dans des pays européens ou aux États-Unis. Au bout de leur parcours, ils peuvent ainsi parfois se retrouver dans des maisons de vente, collections de particuliers ou antiquaires de ces pays, sans que l’on ne puisse réellement mesurer leur présence dans les circuits légaux des marchés de l’art.
Outre les conséquences que ce trafic induit en matière de violences dans les zones de guerre, il participe aussi à la destruction du pays en matière de culture et de mémoire civilisationnelle. C’est une destruction encore plus difficile à reconstruire que celle des bâtiments. De plus, en finançant certains groupes informels qui prennent part au conflit, le trafic participe à faire durer la guerre et les violences subies par la population.
Cette utilisation des œuvres d’art n’est pas propre aux conflits syrien et irakien. Durant les guerres de Yougoslavie, des objets volés étaient blanchis par les services de sécurité yougoslaves. Au Sri Lanka, les indépendantistes des Tigres de la libération de l’Eelam Tamoul vendaient des objets antiques pour financer leurs opérations. De même, la guerre civile libanaise entre 1975 et 1990 avait été propice au pillage et à l’exportation d’œuvres par les différentes milices. Les exemples pourraient ainsi se multiplier.
Les moyens internationaux mis en place pour lutter contre le trafic
Lutter contre le trafic d’œuvres d’art, c’est donc en partie lutter contre la criminalité organisée et le financement du terrorisme.
Des moyens juridiques internationaux ont été mis en place pour tenter d’homogénéiser les législations et permettre des coopérations dans ce domaine. C’est le cas du Protocole à la Convention de la Haye en 1954 pour la protection des biens culturels en temps de conflit armé, qui n’a cependant pas été ratifié par les États-Unis ni le Royaume-Uni, ou encore la Convention de l’Unesco sur le trafic illicite des biens culturels de 1970 pour leur protection en temps de paix, qui a été ratifiée par 120 pays. Cependant ces canaux juridiques restent limités pour enrayer le trafic du fait des différences des systèmes juridiques entre les pays et des questions de droit privé international. L’UNESCO reste un canal important de sensibilisation à cet enjeu.
Pour lutter contre le fléau, le gouvernement français a mis en place dès 1975 un service national d’enquête regroupant des policiers et des gendarmes : l’office central de lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC), qui travaille en lien avec Interpol. Sa méthode d’action se décline en 5 volets : l’investigation, le renseignement criminel, la coopération internationale, la formation et la prévention. Il s’agit aussi de combattre dans la sphère du cyberespace, internet étant un vecteur majeur du trafic via des marchés illicites en ligne. Dernièrement, ses activités se concentrent principalement sur le trafic d’œuvres en provenance du Moyen-Orient et d’Amérique du sud.
D’autres pays particulièrement touchés par les débouchés de ce trafic ont leurs équivalents à l’OCBC français : les Carabinieri italiens, la Brigada de Patrimonio Historico espagnole ou alors l’Art and Antiques Focus Desk londonien. Interpol articule les actions des différents services de police nationaux ou municipaux.
En automne 2019, deux opérations simultanées, l’une par l’Organisation mondiale des douanes et Interpol (Athena II), l’autre par Europol et la Guardia Civil espagnole (Pandora IV), aboutissent à l’interception de près de 19 000 objets d’arts et d’histoire (monnaies, armes, céramiques, fossiles, peintures) dans 103 pays et au démantèlement de plusieurs réseaux internationaux de trafiquants. La douane afghane est ainsi parvenue à saisir 971 objets du patrimoine national à l’aéroport juste avant qu’ils ne s’envolent pour la Turquie. L’ampleur de cette prise démontre l’importance du pillage culturel de ce pays en guerre depuis des décennies.
La lutte repose également sur la constitution de bases de données répertoriant des notices d’œuvres volées ou disparues. Elles sont mises en place aux échelles internationales comme celles d’Interpol et de l’UNESCO ou nationales comme celles du Ministère de la Culture français. Avec le souci de toujours moderniser la lutte contre ce trafic qui s’est renforcé pendant la pandémie, Interpol vient de lancer une application accessible au public, destinée à faciliter l’identification des biens volés, réduire leur trafic et faciliter leur récupération.
Sources :
Samuel Hardy, « Pillage d’antiquités : arrêter l’hémorragie », Courrier de l’UNESCO, 12/2017. URL : https://fr.unesco.org/courier/october-december-2017/pillage-dantiquites-arreter-lhemorragie.
Ministère de l’intérieur, Police nationale, « L’office central de lutte contre le trafic de biens culturels », 19/05/2021. URL : https://www.police-nationale.interieur.gouv.fr/Organisation/Direction-Centrale-de-la-Police-Judiciaire/Lutte-contre-la-criminalite-organisee/Office-central-de-lutte-contre-le-trafic-de-biens-culturels
Laurent Ribadeau Dumas, « Palmyre : quelle est la réalité des destructions et des pillages ? », Franceinfo, 31/03/2016. URL : https://www.francetvinfo.fr/monde/syrie/palmyre-quelle-est-la-realite-des-destructions-et-des-pillages_3061041.html
Jean-Jacques Neuer, « Le trafic international d’objets d’art », Huffingtonpost, 22/08/2012. URL : https://www.huffingtonpost.fr/jeanjacques-neuer/trafic-objets-d-art_b_1810155.html
Interpol, « Interpol lance une application pour améliorer la protection du patrimoine culturel », 23/06/2021. URL : https://www.interpol.int/fr/Actualites-et-evenements/Actualites/2021/INTERPOL-lance-une-application-pour-ameliorer-la-protection-du-patrimoine-culturel
Interpol, « 101 personnes arrêtées et 19 000 objets volés retrouvés au cours d’une action internationale contre le trafic d’œuvres d’art », 06/05/2020. URL : https://www.interpol.int/fr/Actualites-et-evenements/Actualites/2020/101-personnes-arretees-et-19-000-objets-voles-retrouves-au-cours-d-une-action-internationale-contre-le-trafic-d-aeuvres-d-art
Arnaud Roy, « Le trafic d’œuvres d’art par Daech : une organisation très structurée », Franceinfo, 14/04/2016. URL : https://www.francetvinfo.fr/monde/le-trafic-d-oeuvres-d-art-par-daech-une-organisation-tres-structuree_1713283.html
Agnès Bardon, « Trafiquants d’art, trafiquants d’âme », Courrier de l’UNESCO, 04/2020. URL : https://fr.unesco.org/courier/2020-4/trafiquants-dart-trafiquants-dame