Bundesarchiv, Bild 183-29645-0001 / CC-BY-SA 3.0
Le 5 mars 1946, Winston Churchill prononçait un discours à Fulton aux Etats-Unis qui deviendra par la suite emblématique de la Guerre Froide. « De Stettin sur la Baltique à Trieste sur l’Adriatique, un rideau de fer s’est abattu sur le continent » a-t-il proclamé, établissant ainsi un terme pour décrire les tensions croissantes entre l’Occident et l’Union soviétique. Plusieurs historiens définissent ce discours – l’établissement d’un terme décrivant le phénomène – comme point de départ de la Guerre froide.
Aujourd’hui, presque 76 ans après Fulton, le monde se retrouve dans un contexte similaire. L’attaque de l’Ukraine par la Russie a fait s’abattre un nouveau rideau de fer sur le continent européen, le divisant en sphères d’influence : d’une part les membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (l’OTAN) et de l’Union européenne, et d’autre part la Russie.
Dans le contexte de l’invasion russe en Ukraine, il semble important de revenir sur le terme de « rideau de fer » pour comprendre son origine, le contexte dans lequel il a originalement été utilisé et ce que le terme désigne. Cette histoire aidera dans un second temps à comprendre ce que plusieurs politologues appellent le « nouveau rideau de fer » dans la géopolitique mondiale de nos jours.
La naissance du « rideau de fer »
En 1945, le monde vient tout juste de sortir de la Seconde Guerre mondiale. En Angleterre, Winston Churchill vient de prendre sa retraite, ayant perdu les élections législatives de juillet. Churchill entretient en même temps des conversations avec le président américain de l’époque, Harry S. Truman, pour exprimer son scepticisme quant aux ambitions géopolitiques d’un de leurs alliés. En effet, plusieurs pays de l’Europe de l’Est sont maintenant sous le contrôle de l’Union des républiques socialistes soviétiques (l’URSS), avec Joseph Staline comme chef d’Etat.
Pour mieux comprendre la posture de Churchill et ses préoccupations sur l’expansionnisme de l’URSS, Truman l’invite à une conférence aux Etats-Unis, qui sera tenue dans une école à Fulton dans le Missouri. Ce discours, appelé le discours de Fulton ou encore le discours du « nerf de la paix », devient représentatif de la Guerre froide et le terme de « rideau de fer », largement repris par les journaux mondiaux, devient une métaphore iconique dans le temps. Dans le sens originel du terme, le rideau de fer fait référence aux délimitations politiques, idéologiques et militaires dans les années post-Seconde Guerre mondiale entre les Etats appartenant à l’URSS, les Etats alliés et les autres Etats non-communistes.
Dans ce discours, la proposition de Churchill devient claire : il voudrait que les Etats-Unis et l’Angleterre forment une sorte d’alliance militaire pour pouvoir faciliter l’organisation et la sécurité du monde au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En tant que justification, il explique : « Ce que j’ai pu voir chez nos amis et alliés russes pendant la guerre, m’a convaincu qu’il n’y a rien qu’ils admirent autant que la force et rien qu’ils respectent moins que la faiblesse, surtout la faiblesse militaire ». Churchill met aussi en avant l’importance de la coopération européenne, dont le produit deviendrait plus tard l’Union européenne.
« Une association fraternelle exige non seulement une amitié croissante et une compréhension mutuelle entre nos deux systèmes de société vastes mais analogues, mais également la continuation des relations étroites entre nos conseillers militaires, menant à l’étude commune de dangers potentiels, à la similitude de nos armements et de nos manuels d’instruction ainsi qu’à l’échange d’officiers et de cadets dans les hautes écoles techniques ».
Dans ce discours, il souligne aussi le rôle important de l’Organisation des Nations unies comme gardien de la paix : « Nous devons travailler avec détermination pour rétablir une paix globale en Europe, au sein de la structure des Nations unies et en accord avec sa charte. A mon sens c’est là un devoir politique évident d’une très grande importance. »
Ce discours a suscité des réactions mitigées : le président américain Harry S. Truman et d’autres acteurs politiques américains sont favorables à un positionnement dur face à l’URSS mais moins disposés à former une alliance militaire avec l’Angleterre, dont l’influence est de plus en plus limitée ; ils se méfient surtout de devenir un appui pour l’Empire britannique. Le premier ministre britannique qui a succédé à Churchill, Clement Atlee, a mis l’accent sur le fait qu’aucun ambassadeur britannique n’a approuvé le discours. Quant à lui, Staline dénonce « une entrave dangereuse, de nature à semer la discorde entre les puissances alliées… [Churchill] paraît se faire l’apôtre d’un racisme anglo-saxon qui, persuadé de la supériorité des nations de langue anglaise, leur assigne la mission d’établir la domination sur le monde ».
Pour comprendre le positionnement pris par les alliés, en particulier Winston Churchill, il faut d’abord exposer les différentes écoles de pensée sur l’interaction du monde occidental avec les États soviétiques durant les années d’après-guerre. Ainsi, Il existait à l’époque deux façons de penser les relations entre ces partis. Selon la première école, le but ultime de Staline était l’expansionnisme du territoire russe, et il ne serait apaisé que par des concessions de la part des alliés. Cette façon de pensée est celle adoptée par Winston Churchill ou encore par les politiques étrangères mises en place par les Etats-Unis, notamment avec la politique doctrine Truman et la politique étrangère d’endiguement à partir de 1947.
La deuxième école de pensée a pris un positionnement moins rigide : l’URSS pourrait être amenée à une forme de coopération avec les Etats alliés et éventuellement de lâcher son emprise sur l’Europe de l’Est. Cela ne serait possible qu’à partir du moment où les pouvoirs alliés arrêteraient de les exclure des décisions majeures (comme par exemple l’occupation militaire du Japon en 1945). Face à l’expansionnisme de l’URSS, cette façon de penser les relations entre les Etats communistes et non communistes est cependant vite devenue obsolète.
Cette vision d’un « rideau de fer » mise en avant par Churchill a été adoptée mondialement et a véritablement défini l’époque de la Guerre froide. Même si plusieurs personnes rejetaient ses idées à l’époque où le discours a été prononcé, l’idéologie de Churchill devint presque prophétique dans les années à venir. Même après sa mort en en 1965, le terme lui survit jusqu’à la fin de la Guerre froide. Le 9 novembre 1989, la presse mondiale a annoncé « la chute du rideau de fer » parallèlement à la chute du Mur de Berlin : un symbolisme signifiant la fin du communisme.
Vers un nouveau rideau de fer ?
D’une certaine manière, nous pouvons dire que la volonté de Churchill pour une union militaire anglo-américaine a été réalisée, car les deux États s’inscrivent dans l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (l’OTAN) seulement trois ans après le discours de Fulton. Créé en 1949, L’OTAN a été forgée dans ce contexte incertain et tendu avec pour objectifs de limiter l’expansionnisme de l’Union soviétique, d’empêcher le nationalisme de s’installer à nouveau en Europe et d’encourager l’intégration politique entre les Etats-Unis et l’Europe.
Selon la politologue Carla Norrlöff, l’Europe et les Etats-Unis ont déployé une stratégie s’appuyant sur trois axes afin de répondre aux provocations du président russe Vladimir Poutine dans les dix dernières années. Sur le plan de la sécurité mondiale, l’expansion militaire de l’OTAN a réussi à détourner des conflits militaires potentiels dans des zones comme la Pologne ou la Croatie. La démocratisation de l’OTAN a rendu l’organisation attractive, incitant de nombreux pays à y adhérer. De cette manière, les Etats-Unis et l’Europe n’ont pas eu besoin de prendre des mesures directes ou « agressives » pour forcer l’expansionnisme de l’organisation. Parallèlement, l’Occident a essayé de renforcer les relations économiques avec la Russie dans un effort de montrer ses bonnes intentions. En effet, plusieurs pays européens tels que l’Allemagne ou encore l’Italie dépendent largement du gaz russe.
Lobux. (2014, 8 avril). The new Iron Curtain [Graphique]. Deviant Art. https://www.deviantart.com/lobux/art/La-nueva-Cortina-de-Hierro-The-new-Iron-Curtain-446153533
En regardant la carte, nous pouvons constater que le pouvoir de la Russie est considérablement réduit, avec plusieurs États qui faisaient partie de l’URSS qui sont maintenant devenus membres soit de l’Union européenne (la Bulgarie, la Pologne, la Roumanie, la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie), soit de l’OTAN (la Slovénie et la Croatie).
Les mesures économiques mises en place dans la dernière décennie n’ont toutefois pas été efficaces dans l’objectif d’apaiser la Russie. Faisant face à l’expansionnisme de l’OTAN et au pouvoir grandissant de l’Union européenne, Poutine interprète ces mesures comme une tentative visant à diminuer le pouvoir politique et militaire de la Russie. S’ajoutant à cela, l’Ukraine exprime sa volonté de se joindre à l’OTAN et d’intégrer l’Union Européenne, accentuant ainsi les tensions diplomatiques. Le 24 février 2022, la Russie exerce des représailles et envahit l’Ukraine. Le fait qu’il s’agisse d’un conflit militaire direct en Europe mis à part, cette invasion représente aussi une rupture nette entre la Russie et le monde occidental et une redéfinition de la géopolitique mondiale. Un nouveau « rideau de fer » s’abat sur le territoire européen. Dans cette nouvelle géopolitique, un changement de position des Etats historiquement neutres peut être constaté : la Finlande a récemment indiqué qu’elle pourrait rejoindre l’OTAN dans les semaines à venir et la Suisse est revenue sur son principe de neutralité perpétuelle pour imposer des sanctions à la Russie.
De nouvelles problématiques sont maintenant mises en jeu : ce nouveau « rideau de fer » deviendra-il une sorte de prophétie auto-réalisatrice et une nouvelle fracture politique, économique et sociale entre la Russie et le monde occidental ? Dans ce contexte, il faut aussi prendre en compte le fait que le monde de 2022 est radicalement différent de celui de l’ère de la Guerre froide. La population mondiale est exposée quotidiennement à des influences extérieures qui n’existaient pas avant les années 1990 et cela joue un rôle non négligeable dans le déroulement de la géopolitique. Internet en est un très bon exemple : la guerre en Ukraine a également eu un grand impact sur la sphère médiatique. Le terme de « Splinternet » est utilisé pour désigner la division du cyberespace selon des blocs politiques. Par exemple, les citoyens russes se tournent de plus en plus vers des réseaux sociaux nationaux après le bannissement de Facebook et Instagram en Russie à partir de mars 2022. La division de l’Internet en sphères d’influence pourrait impacter l’accès libre à l’information, les Etats pouvant éventuellement diffuser des récits biaisés, voire de la propagande, et bloquer l’accès aux contre-discours sur Internet.
Sources :
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