Le 11 août 1960, au moment de la proclamation d’indépendance de la république du Tchad, André Malraux, en visite officielle à Fort-Lamy[1] avait ces mots : « le Tchad n’a jamais fait défaut à la France, il peut être assuré que la France ne lui fera jamais défaut[2] ». Depuis 1960, l’histoire du Tchad est intrinsèquement liée à la France, c’est le pays d’Afrique ayant connu le plus grand nombre d’interventions militaires françaises dans sa période postcoloniale. Pensé comme la « pierre angulaire » de l’influence française en Afrique, le Tchad n’a jamais cessé d’être considéré comme un espace stratégique pour la France, une marche militaire au point de contact entre une Afrique blanche et une Afrique noire. C’est cette position particulière, opposant un Sud chrétien et sédentaire face à un Nord musulman et nomade, qui permet de comprendre, en partie, les guerres sans fin qui déchirent le Tchad depuis son accession à l’indépendance. La France a toujours voulu apparaître comme la puissance « stabilisatrice », mettant un point d’honneur à préserver l’unité et l’équilibre du pays. À l’appel des dirigeants tchadiens successifs, la France choisit d’intervenir face aux tribus rebelles du Nord et face à la Libye, au plus fort de la Guerre froide. Aujourd’hui, l’actualité récente rappelle que la France est toujours engagée au côté du Tchad dans sa lutte contre le péril islamiste au Sahel.
La continuité dans les rapports militaires franco-tchadiens
Analysant les rapports franco-africains depuis la décolonisation, le politologue Jean-François Bayart déclarait : « Paris n’a jamais cessé de penser sa politique africaine comme un simple instrument de puissance. Du rêve impérial de la fin du XIXe siècle à la retraite en bon ordre, de la décolonisation à la gestion conservatoire de la coopération, la continuité a été évidente[3] ». Le Tchad, de par sa position stratégique, a été le premier témoin de cette continuité. Du secours militaire apporté à N’Djamena par les présidents de Gaulle, Pompidou et Giscard d’Estaing face aux révoltes des régions septentrionales du Tchad. Du déclenchement de deux opérations militaires d’ampleur faisant face à la Libye malgré l’alternance socialiste de 1981. Enfin, de l’appui politique et militaire de Paris accordé à Idriss Déby lors de la guerre civile tchadienne de 2008, la présence française au Tchad a été constante.
L’importance du Tchad dans le parapluie sécuritaire français en Afrique, relève principalement de sa position stratégique en Afrique. Les intérêts économiques, s’ils ne sont pas absents, n’ont jamais été prioritaires. En effet, le pétrole tchadien est aujourd’hui exploité par la compagnie américaine Exxon. La position centrale de ce pays en Afrique en fait, pour la France, une sorte de « porte-avions » du désert. Depuis l’aéroport de N’Djamena, la France dispose d’une plateforme de premier choix pour d’intervenir partout sur le continent afin de protéger ses intérêts économiques se trouvant ailleurs qu’au Tchad. C’est cet attribut qui explique la permanence de la présence militaire française depuis les premières interventions sous la France gaulliste aux missions de lutte contre le terrorisme dans le cadre de l’opération Barkhane. François Mitterrand, qui eut à prendre en charge l’épineux dossier tchadien pendant son premier septennat, résumait limpidement les intérêts français en direction de ce pays : « Si le Tchad tombe, le Niger et le Cameroun craqueront, mettant en péril l’influence française en Afrique. Pour moi, ce qui compte, c’est l’unité, l’intégrité et la souveraineté du Tchad[4] ».
Le Tchad : plateforme d’intervention française au cœur de l’Afrique
Les relations post-coloniales entre la France et le Tchad ont connu, au cours de la Guerre froide, une consolidation majeure, particulièrement sous le mandat de François Mitterrand. En août 1983, quand la Libye envahit le nord du Tchad, la France ripostait en déployant près de 3000 soldats sur une « ligne rouge », barrant ainsi la route de N’Djamena au colonel Kadhafi. La même situation eut lieu en 1986, une nouvelle offensive libyenne obligeait de nouveau la France à déclencher la même intervention de barrage, l’opération « Épervier » face à la Libye. À la lumière de la Guerre froide, le Tchad a occupé une place de choix. La France a dû gérer une crise larvée, typique de la période, où s’affrontaient par adversaires interposés les deux superpuissances[5]. L’URSS soutenant la Libye et les États-Unis pressant Mitterrand d’intervenir tout en apportant une aide logistique et militaire au président Hissène Habré.
La fin de la Guerre froide n’a pas mis fin aux conflits qui déchirent le Tchad. Si avant, l’ennemi était clairement identifié (Libye et rebelles du Nord), il apparaît aujourd’hui plus confus et multiple. Dès 1990, la France a rendu possible un changement de régime en restant fusil au pied face au coup d’État d’Idriss Déby contre Hissène Habré[6]. Depuis les années 2000, la région d’Afrique centrale connaît un formidable regain de tension. Les conséquences successives de la chute de la Libye, provoquant la déstabilisation du Sahel, la guerre civile en République Centrafricaine et le conflit au Darfour, font que le Tchad se retrouve au centre d’un d’une région présentant des conflits à toutes ses frontières. Notons aussi l’apparition de Pékin qui s’essaie à la realpolitik en Afrique, tentant de remplacer Déby en armant des rebelles tchadiens depuis le Soudan[7]. Aidé matériellement par la France, Déby a repoussé la menace[8].
« Guerre contre le terrorisme » et soutien à Idriss Déby
Depuis que Paris a joué un rôle décisif lors de la bataille de N’Djamena en février 2008 – qui opposait Déby à trois forces rebelles coalisées – le président tchadien est devenu un partenaire incontournable des relations franco-africaines. Pragmatiquement, même si Déby n’est pas le plus grand des démocrates, il reste le moins mauvais des alliés possibles pour la France[9]. Paris soutient Déby car il reste avant tout un investissement majeur. Depuis les années 1960, la France a considérablement investi au Tchad, via la coopération, en aide civile comme en soutien militaire. Perdre ce soutien en Afrique, c’est perdre, en quelque sorte, un immense placement.
Viennent ensuite les considérations géopolitiques. Sous François Hollande, la France s’est lancée dans une « guerre contre le terrorisme » au Sahel. Le Tchad a joué un rôle clé dans le dispositif français au Sahara puisque le quartier général de l’opération Barkhane se situe à N’Djamena[10]. Le lobby militaire français, qui compte de solides amitiés avec Idriss Déby en raison de ses études à l’École de guerre de Paris, a réussi à convaincre ce dernier de s’engager militairement au Mali aux côtés des forces françaises et des autres forces africaines[11]. L’armée tchadienne étant une des plus performantes de la région, en raison de son entraînement et approvisionnement en matériel militaire par l’armée française, a su devenir indispensable dans la gestion de cette « guerre contre le terrorisme ». La crise centrafricaine, de 2004 à 2014, a aussi consacré Déby comme interlocuteur entre Paris et Bangui. C’est en partie grâce au Tchad que Michel Djotodia a renoncé au pouvoir et mis en place une transition en République Centrafricaine[12].
Conclusion
Ancienne « marche » de l’empire colonial français, le Tchad est depuis un siècle le terrain privilégié de la France militaire. Si depuis la décolonisation, beaucoup de choses ont changé, de la menace libyenne au péril islamique, l’engagement militaire de Paris est cependant toujours resté le même.
Sources
– Ageron Charles-Robert (dir.) ; Michel Marc, L’Afrique noire française. L’heure des indépendances, Paris, CNRS Éditions, 1992
– Ayad Christophe, « L’ombre de Pékin sur le conflit Tchad-Soudan », Libération, 25 avril 2006
– Bat Jean-Pierre, Le syndrome Foccart. La politique française en Afrique de 1959 à nos jours, Paris, Gallimard, 2012
– Bruyère-Ostells Walter, « Outil militaire et politique africaine de la France depuis 1960 : tableau historiographique et perspectives de recherche », Relations internationales, 2016, p. 3-22
– Debos Marielle ; Powell Nathaniel, « L’autre pays des « guerres sans fin ». Une histoire de la France militaire au Tchad (1960-2016), Les Temps Modernes, 2017, p. 221-266
– Favier Pierre ; Martin-Roland Michel. La décennie Mitterrand 1/Les ruptures (1981-1984), Paris, Le Seuil, 1990
– Le Drian Jean-Yves ; Védrine Hubert, François Mitterrand et la Défense, Paris, Nouveau Monde, 2017
– Seidik Abba, « Comment Idriss Déby fait plier la France ? », Le Monde, 11 août 2016
[1]. Aujourd’hui N’Djamena
[2]. Ageron Charles-Robert (dir.) ; Michel Marc, L’Afrique noire française. L’heure des indépendances, Paris, CNRS Éditions, 1992, p. 552
[3]. Bruyère-Ostells Walter, « Outil militaire et politique africaine de la France depuis 1960 : tableau historiographique et perspectives de recherche », Relations internationales, 2016/1 (n° 165), p. 17
[4]. Favier Pierre ; Martin-Roland Michel. La décennie Mitterrand 1/Les ruptures (1981-1984), Paris, Le Seuil, 1990, p. 419
[5]. Le Drian Jean-Yves ; Védrine Hubert, François Mitterrand et la Défense, Paris, Nouveau Monde, 2017, p. 96
[6]. Bat Jean-Pierre, Le syndrome Foccart. La politique française en Afrique de 1959 à nos jours, Paris, Gallimard, 2012, p. 580
[7]. Ibid., p. 693
[8]. Ayad Christophe, « L’ombre de Pékin sur le conflit Tchad-Soudan », Libération, 25 avril 2006
[9]. Debos Marielle ; Powell Nathaniel, « L’autre pays des « guerres sans fin ». Une histoire de la France militaire au Tchad (1960-2016), Les Temps Modernes, 2017, p. 251
[10]. Ibid., p. 261
[11]. Seidik Abba, « Comment Idriss Déby fait plier la France ? », Le Monde, 11 août 2016
[12]. Id.