En avril 1916, des séparatistes irlandais occupaient les rues de Dublin et proclamaient la déclaration d’indépendance de la république d’Irlande (Poblacht na hÉireann). Mal organisés et en sous-nombre, ils furent écrasés par la féroce répression de l’armée britannique. Ces évènements connus sous le nom de l’« insurrection de Pâques » (Easter Rising) marquèrent à jamais l’esprit national et déclenchèrent la guerre d’indépendance irlandaise aboutissant à la création de l’État libre d’Irlande (Saorstát Éireann) en 1922. Toute l’Île fut libérée ? Non, les populations de la province d’Ulster – à l’écrasante majorité protestante et loyaliste – restèrent dans le giron britannique. Cette séparation de l’île constitua, jusqu’en 1998, le point d’affrontement entre nationalistes et unionistes en Irlande du Nord. Les accords du Vendredi saint mirent fin à ces trente années de « troubles », la frontière disparaissait laissant place à une zone de libre circulation des hommes et des marchandises.
En juin 2016, le peuple britannique décidait, par référendum, de quitter l’Union européenne à laquelle elle avait adhéré – en même temps que l’Irlande – en 1973. Exactement 100 ans après l’insurrection de Pâques, les relations anglo-irlandaises allaient connaître un changement radical. Aujourd’hui, le spectre du retour à une frontière physique fait craindre un nouvel embrasement dans cette fraction de l’Île dont les blessures des « troubles » n’ont pas été refermées.
Aux origines de l’imbroglio nord-irlandais
Au XIIIe siècle, les Anglais commencèrent à coloniser l’Irlande, au XVIIe siècle, l’Île est totalement sous contrôle britannique. Dans la pensée stratégique anglaise, l’Irlande est vue comme un glacis défensif, sa possession permet d’éviter qu’elle soit envahie par les puissances catholiques – France et Espagne – hostiles au royaume anglican en vue d’en faire une base d’invasion du territoire britannique. À partir de cette période, les Irlandais – majoritairement catholiques – vont se trouver dépossédés de leurs droits, particulièrement en ce qui concerne les libertés religieuses. En pleine moitié du XIXe siècle, l’Île connaît une famine désastreuse. Entre un et deux millions d’Irlandais meurent des manques alimentaires, et près de deux millions émigrent en Europe ou aux États-Unis. Les persécutions politiques, la privation religieuse, l’inégalité de répartition des terres et le refus des Britanniques – qui étaient la première puissance mondiale à l’époque – de porter secours au peuple irlandais mourant de faim achevèrent de cristalliser la volonté d’indépendance de l’île.
La partition de l’Irlande, tracée en 1920 sur la base d’un calcul sectaire, consistait à isoler les six comtés d’Ulster du jeune État libre d’Irlande très majoritairement catholique[1]. C’était créé de fait un « État protestant pour un peuple protestant ». Cette frontière devint le point focal des affrontements politiques. Les attaques aux postes douaniers étaient récurrentes dans les années 1920, 1930 et 1950. Dès la fin des années 1960, la ségrégation religieuse et les inégalités économiques et sociales en Irlande du Nord provoquèrent l’embrasement du conflit entre nationalistes catholiques et unionistes protestants. Pendant près de trois décennies, les 500 kilomètres de frontière séparant les deux Irlande ont constitué la zone la plus militarisée d’Europe à l’ouest du Rideau de fer[2].
L’arrivée du gouvernement travailliste de Tony Blair en 1997 et l’implication d’acteurs internationaux pour relancer le processus de paix a abouti sur l’accord de Belfast du 10 avril 1998, plus connu sous le nom d’« accord du Vendredi saint » (Good Friday Agreement). L’accord établissait un modèle de gouvernance consociationnel[3] entre unionistes et nationalistes, l’exécutif se devait de représenter les deux communautés (par exemple, un Premier-ministre catholique et un vice-premier ministre protestant, ou inversement). En somme, il établissait une meilleure représentation des communautés religieuses au sein des appareils de pouvoir nord-irlandais. Il mettait notamment fin aux processus de découpages électoraux favorables aux populations unionistes[4].
L’Union européenne a aussi joué son rôle dans le processus de paix en se présentant comme le troisième homme des négociations. Tout d’abord, rappelons que le Royaume-Uni et l’Irlande ont adhéré au même moment à l’Union européenne. En rentrant en même temps, les deux gouvernements ont pu constater qu’ils partageaient un socle de valeurs et de traits culturels communs face aux autres États européens[5]. L’UE a permis la mutation d’une relation bilatérale, souvent vue comme asymétrique, en une relation égale avec les mêmes droits pour ces deux États membres.
Dans le cadre du programme de développement des régions transfrontalières « INTERREG », l’UE a contribué au rapprochement des populations séparées par la frontière. Elle a permis l’établissement d’un espace commun transfrontalier d’intérêt économique et social. Dans la même idée, l’UE a lancé, depuis 1995, une série de programmes « PEACE » destinés à favoriser les contacts intercommunautaires et a financé des projets éducatifs pour les enfants de quartiers défavorisés nord-irlandais[6]. Aussi, l’Irlande du Nord – dont l’économie est essentiellement agroalimentaire – a largement bénéficié des subventions de la Politique agricole commune (PAC). Le département de l’Agriculture d’Irlande du Nord notait que les fermiers recevaient près de 300 millions de livres en subventions annuelles ; un support essentiel donc pour les communautés agricoles[7].
Le Brexit et la question nord-irlandaise, véritable caillou dans les escarpins de Theresa May
Le vote pour la sortie de l’Union européenne a provoqué, sur tout le territoire irlandais une véritable onde de choc. À l’inverse de l’Angleterre et du Pays de Galles, l’Irlande du Nord, comme l’Écosse, s’est prononcée à 55,8 % contre la sortie de l’UE. Pour Theresa May comme pour le négociateur en chef de l’UE pour le Brexit, Michel Barnier, toute solution contraire à l’esprit de l’accord du Vendredi saint est impossible[8]. Sur le plan culturel et religieux, le retour à une frontière physique pourrait relancer le conflit identitaire. Sur le plan économique, l’Irlande du Nord et l’Irlande redoutent l’impact financier et psychologique du retour à la frontière dure. Le Royaume-Uni reste le principal fournisseur de l’Irlande (22,1% de ses importations) et représente un débouché essentiel pour les exportations irlandaises[9].
Les circonstances uniques du cas irlandais font de la question frontalière l’un des trois points majeurs à régler – avec la question du droit des citoyens résidant à l’étranger et la « facture » de la sortie –sans lequel un accord est impossible[10]. La frontière qui démarquait autrefois un espace contesté était, pour les protestants du Nord, la ligne de démarcation entre l’enclave loyaliste attachée à l’Empire et l’État repoussoir au sud en proie à des difficultés économiques. Elle représentait une forme de protection contre le sous-développement et l’obscurantisme de l’Église catholique[11]. Aujourd’hui, l’Irlande connaît une véritable croissance dans les secteurs de l’informatique et du numérique. En raison d’un taux d’imposition extrêmement faible, plusieurs multinationales comme Apple ou Google ont établi leurs sièges européens à Dublin. Le développement des échanges en l’Irlande du Nord et la République doit être préservé. Le gouvernement britannique s’est engagé à maintenir la zone de circulation commune entre le Royaume-Uni et l’Irlande, et à ne pas entraver le mouvement quotidien des quelque 35 000 personnes qui traversent une frontière quasiment virtuelle.
Le 28 mars 2017, Theresa May déclenchait l’article 50 du traité de Lisbonne enclenchant ainsi la procédure de négociation pour la sortie de l’Union européenne. Afin d’avoir une meilleure assise parlementaire pendant les deux années de négociation à venir et afin de légitimer son mandat auprès du peuple britannique, Theresa May décidait de convoquer de nouvelles élections parlementaires en juin 2017. Funeste manœuvre politique, sa majorité est réduite à 317 sièges, alors qu’il en faut 326 pour gouverner. Elle fut contrainte de s’allier au Democratic Unionist Party (DUP) d’Irlande du Nord, résolument favorable au maintien dans le Royaume-Uni et hostile à tout rapprochement avec la République d’Irlande. À Westminster, la majorité conservatrice est donc dépendante des bons vouloirs du DUP. Le parti réduit durablement la marge de manœuvre de la Première ministre en voulant un Brexit dur et sans concessions, pas nécessairement le retour à la frontière physique mais garantir l’intégrité de l’Irlande du Nord dans le Royaume-Uni.
Or, tout se complique quand l’on s’interroge sur la question de la libre circulation des personnes et des marchandises. Comment réguler ces flux sans frontières et sans postes de douanes ? C’est bien là le cœur du problème, le camp des Brexiteers ont fait leur campagne en majeure partie sur le problème migratoire. Comment réguler les flux s’il y a une zone ouverte dans le Royaume-Uni ?
Perspectives futures du Brexit en Irlande du Nord : entre espoirs d’une réunification et craintes d’un retour des « troubles »
L’avenir incertain du Brexit dû aux désaccords parlementaires et aux reports incessants de la date de sortie de l’UE offre un large champ spéculatif au sujet des futures relations entre la République d’Irlande et le Royaume-Uni.
La première solution, celle envisagée par Michel Barnier afin de sortir les Britanniques du marasme politique, est de mettre en place une clause de sauvegarde, un « backstop ». Cette solution consiste à instaurer un espace réglementaire commun entre l’Irlande du Nord (Britannique) et la République d’Irlande (État membre de l’UE) sans avoir recours à des frontières intérieures[12]. L’idée serait aussi d’établir une frontière maritime entre l’Irlande du Nord et le Royaume-Uni. Cette proposition est totalement rejetée par le DUP et par une partie des députés conservateurs. L’idée que l’Irlande du Nord reste « européenne » consacrerait, d’une certaine manière, le début d’un processus de réunification des deux parties de l’Île et les unionistes y sont farouchement opposés.
Une autre solution qui a le mérite d’être étudiée, est celle d’un contrôle douanier uniquement sur les marchandises traversant la frontière en ayant recours aux nouvelles technologies aux contrôles biométriques. C’est, d’une certaine manière, avoir « la fiction de la frontière sans friction[13] ». La difficulté technique de la mise en place de cette solution réside dans la sécurisation des 500 kilomètres d’une frontière sinueuse qui compte plus de 200 points de passage.
Enfin la solution du « no-deal », qui plane sur le futur des négociations du Brexit, semble apparaître comme assez sérieuse. Un « no-deal » signifierait un retour à une frontière physique et à un contrôle des personnes comme des marchandises. C’est la solution cauchemar pour bon nombre d’Irlandais qu’ils soient au sud ou au nord. Un durcissement de la frontière, avec le recours à une politique sécuritaire, une présence de la police, voire de l’armée britannique, pourrait faire de la frontière une cible de choix, comme dans le passé, pour les groupes paramilitaires républicains dissidents, partisans de la réunification de l’Irlande[14]. Les postes de douane aux frontières ne feront pas long feu. Avec un « no-deal », beaucoup de citoyens irlandais et nord-irlandais traversant chaque jour la frontière, pour rentrer chez eux ou aller travailler, seront durement impactés. L’association « Border Communities Against Brexit » organise régulièrement des manifestations transfrontalières contre la solution d’une frontière dure.
Le Brexit en Irlande du Nord ne serait-il pas finalement le meilleur argument pour une éventuelle réunification ? C’est ce que semblent craindre les partis unionistes d’Ulster. Si la solution consistant à maintenir l’Irlande du Nord dans l’union douanière se concrétise, un immense pas sera franchi dans un éventuel processus de réunification. Un second facteur à prendre en compte est aussi l’évolution démographique de l’Irlande du Nord. Au moment de la partition, 70% de la population s’identifiait comme protestante. En 2001, ils étaient un peu plus de 50%[15]. Les années 2020 devraient voir les catholiques surpasser en nombre les protestants[16]. En considérant que « la démographie fait l’histoire », que le vote catholique est – majoritairement mais pas entièrement – dirigé vers des partis favorables à la réunification, tel le Sinn Féin, et prenant en compte le rejet du Brexit par la population nord-irlandaise, il y a fort à parier que les prochaines années verront l’élection d’un gouvernement pro-réunification. Un référendum sera déclenché et les deux parties de l’Île seront réunifiés. Si ce scénario est envisagé, assisterons-nous à l’éclatement du Royaume-Uni ou à une reconfiguration de l’Union de 1707 ?
BIBLIOGRAPHIE :
Considère-Charon Marie-Claire, « La question irlandaise, enjeu majeur du Brexit », Politique étrangère, 2018, p. 35-48
De Mars Sylvia ; Murray Colin ; O’Donoghue Aoife ; Warwick Ben, Bordering two unions. Northern Ireland and Brexit, Bristol, Bristol University Press, 2018
Martill Benjamin ; Staiger Uta, Brexit and Beyond. Rethinking the Futures of Europe, Londres, UCL Press, 2018
Petit Yves, « Brexit : l’urgence d’un « deal » entre l’Union européenne et le Royaume-Uni », Civitas Europa, 2018, p. 187-200
https://www.bbc.com/news/uk-northern-ireland-43823506
[1]. Considère-Charon Marie-Claire, « La question irlandaise, enjeu majeur du Brexit », Politique étrangère, 2018, p. 35.
[2]. Ibid. p. 36.
[3]. Le mode de gouvernance démocratique de type consociationnel est un cadre conceptuel qui s’applique à des sociétés marquées par de forts clivages ethniques et des systèmes de valeurs différents. L’exemple de gouvernement au Liban en est représentatif.
[4]. Martill Benjamin ; Staiger Uta, Brexit and Beyond. Rethinking the Futures of Europe, Londres, Presses de l’UCL, p. 106.
[5]. Ibid. p. 109.
[6]. Considère-Charon Marie-Claire, op.cit., p. 39.
[7]. Martill Benjamin ; Staiger Uta, op.cit., p. 107.
[8]. Petit Yves, « Brexit : l’urgence d’un « deal » entre l’Union européenne et le Royaume-Uni », Civitas Europa, 2018, p. 192.
[9]. Id.
[10]. Martill Benjamin ; Staiger Uta, op.cit., p. 105.
[11]. Considère-Charon Marie-Claire, op.cit., p. 41.
[12]. Petit Yves, op.cit., p. 193.
[13]. Considère-Charon Marie-Claire, op.cit., p. 46.
[14]. Ibid. p. 43.
[15]. De Mars Sylvia ; Murray Colin ; O’Donoghue Aoife ; Warwick Ben, Bordering two unions. Northern Ireland and Brexit, 2018, Presses universitaires de Bristol.
[16]. https://www.bbc.com/news/uk-northern-ireland-43823506